Les centres-villes européens en tenaille entre "fins de mois" et "fin du monde"
Les deuxièmes Assises européennes du centre-ville, organisées par Centre-ville en mouvement, se sont déroulées au Parlement européen de Strasbourg du 27 au 29 juin. La question de la revitalisation des centres s’impose à tous les pays européens sur fond d’une triple crise : économique, énergétique et climatique. La "végétalisation" des centres-villes apparaît comme un tendance profonde.
Sous l’effigie de Darwin projetée sur grand écran dans l’hémicycle de Parlement européen, le Belge Jean-Luc Calonger, président de Tocema Worldwide (réseau mondial consacré à la gestion et au développement des centres-villes), plante le décor : "Il faut s’adapter, de plus en plus vite." Intervenant le 28 mai lors des deuxièmes Assises européennes du centre-ville, il expose à grands traits la situation du commerce en Europe après la crise du Covid avec une inflation au plus haut. "Les dépenses contraintes prennent de plus en plus de place dans le budget des ménages. L’alimentaire ne peut plus être considéré comme une variable d’ajustement", prévient-il. La plupart des ménages "n’ont plus de marge de manoeuvre". "Cet argent qui n’est plus disponible, il faut en tenir compte quand on travaille sur le secteur alimentaire." Celui-ci a plutôt bien traversé la pandémie. Dans les petites villes, les télétravailleurs sont allés faire leurs courses dans les commerces de proximité. Les villes qui ont le plus souffert sont celles qui reposent sur les flux de navetteurs et le tourisme, notamment les grandes villes. On assiste aujourd’hui à une "guerre de parts de marché", avec le développement des drives piétons, "les plus agressifs vont créer des darkstores (non plus un magasin mais un entrepôt)". Attention aussi aux "dark kitchens", souvent "très difficiles à repérer"…
Les grands magasins en revanche, traversent de "graves difficultés". La crise, combinée à l’essor du e-commerce, a accéléré des mouvements déjà à l’œuvre. Les Anglosaxons n’ont pas hésité à parler de "Retail Apocalypse". "Les grandes chaînes de distribution qui ont vécu sur l’endettement ne peuvent pas se permettre de connaître des chutes de revenus", les situations de faillites se multiplient, constate Jean-Luc Calonger. L’heure n’est plus à l’investissement dans les centres commerciaux. En cinq ans, Unibail-Rodamco-Westfields, premier groupe d’immobilier commercial coté au monde, a vu sa capitalisation boursière perdre un tiers de sa valeur. Les familles Mulliez (Decathlon, Auchan…) et Mestdagh ont décidé de s’unir pour créer un fonds d’investissement dans "des projets mixtes à prédominance résidentiel". Ils garantissent 12 à 15% d’intérêts annuels, mais le seuil minimum d’investissement est d’un million d’euros…
"L’envie de vert a supplanté l’envie de centre-ville"
À côté des mastodontes, de nouveaux commerçants émergent. Il s’agit souvent d’anciens salariés qui décident d’investir dans des "commerces de niche", autour du recyclage, des circuits courts, de l’économie circulaire… Tous ont en commun la recherche de "valeur dans ce qu’ils font" et "maîtrisent parfaitement les réseaux sociaux", à l’instar de cette boutique bordelaise capable de prévenir le matin même ses "followers" de ses heures d’ouverture l’après-midi. "C’est la force du centre-ville, ça ne les intéresse pas du tout d’aller dans des centres commerciaux de périphérie. Ils ont une souplesse pour créer des événements que les autres n’ont pas", souligne celui qui est aussi président de l’Association du management de centre-ville belge. Autre caractéristique : "Ils sont singuliers, uniques." Ces nouvelles tendances imposent de faire de la "netnographie" pour connaître les habitudes des communautés. Les "digiteurs" sont promis à un bel avenir.
Ces évolutions transparaissent aussi dans le septième baromètre du centre-ville et des commerces diffusé en amont de ces assises, le 27 juin, dans les locaux de la maison de la région Grand Est (voir notre article du 27 juin 2022). D’où il ressort que "le pouvoir d’achat écrase toute le reste", comme l’a souligné Julie Gaillot, directrice du pôle Society de l’institut CSA. "Cette crise a engendré pour les Français un chamboulement global vis-à-vis de leurs aspirations. L’envie de vert a supplanté l’envie de centre-ville", sauf peut-être chez les jeunes générations qui "continuent de s’accrocher très fermement à leur centre-ville". L’enjeu sera de les "fidéliser", "de capter cette population pour que cet effet d’âge devienne un effet de génération".
Symbole de ce besoin de verdure, sur les nombreux projets de revitalisation soumis aux sondés, c’est la création du jardin Charles-Gaou à Brignoles (Var) qui a été plébiscité. "Un poumon vert à l’intérieur du centre-ville", a dépeint Julie Gaillot.
"Strasbourg ça pousse"
Beaucoup de villes européennes tentent de relever le défi. Elles n’ont pas attendu la crise pour se mettre au vert. Depuis les années 1970, Strasbourg cherche à concilier mobilités douces, vitalité commerciale et culturelle… La mise en circulation du tramway dans les années 1990 a permis de "diviser le trafic [automobile] par deux en trente ans", a souligné Joël Steffan, adjoint en charge du commerce, de l’artisanat et du tourisme, lors des assises. En dix ans, les terrasses ont doublé. Forte de cet héritage, la nouvelle municipalité écologiste compte mettre les bouchées doubles en déclarant "l’urgence climatique". Elle s’est dotée d’un plan climat et d’un plan Canopée. Alors que l’indice de canopée (superficie occupée par la cime des arbres) est de 26%, l’objectif est d’atteindre 30% en 2050. 10.000 arbres seront plantés d’ici 2030. Il s’agit de "réduire les vulnérabilités, que ce soit les îlots de chaleur ou les inondations (avec la désimperméabilisation des sols, ndlr)", a exposé Suzanne Brolly, adjointe chargée de la ville résiliente. Le mot d’ordre : "déminéraliser la ville, les cimetières, les terrains de sport, les parcs, les écoles, les espaces publics"… Un programme baptisé "Strasbourg ça pousse" permet même aux habitants de proposer des lieux où jardiner. Ainsi, on "décroûte" des morceaux de trottoirs. Cette ville résiliente est "réfléchie dans une approche d’équité territoriale".
Un peu partout en Europe se mettent en place des "zones à faibles émissions", à Riga, Ljubljana ou Madrid. "En 2025, nous serons la capitale qui aura le plus de zones à faibles émissions. (…) Plus personne ne pourra entrer en ville avec des véhicules polluants", a expliqué Lola Ortiz, directrice générale de la planification de la capitale espagnole. Un système de vignettes et de caméras de surveillance sera mis en place. La stratégie "Madrid 360" lancée en début d’année prévoit de réduire de 60% les émissions de CO2 par rapport au niveau de 1990, soit "beaucoup plus que ce que demande l’Union européenne" (-55% d’ici à 2030, ndlr).
Les Allemands ne sont pas en reste. Aschaffenburg (70.500 habitants), en Bavière, a reçu le "prix de la durabilité" 2020 des villes allemandes de taille moyenne. Un tiers de sa superficie est couvert de forêts. La ville compte 18.000 arbres. "Lorsqu’un arbre est abattu, on en plante en règle générale trois nouveaux. Les arbres sont là pour faire face aux problèmes climatiques", s’est félicité Jürgen Herzing, le maire d'Aschaffenburg. La ville dispose de 100 postes de recharge électriques accessibles avec une carte client émise par la régie municipale. Les parkings ont été transformés en places ombragées. L’une d’elles a été plantée de palmiers, ce qui vaut à la ville le surnom de "Nice de la Bavière". Un montant de 120 millions d’euros a été investi pour "sortir la circulation automobile de la ville". Le samedi, les bus sont gratuits, ce qui a permis d’augmenter la fréquentation de 75%.
"Il faut massifier la végétalisation des villes"
"En Allemagne, les trames vertes sont beaucoup plus développées que chez nous, l’étalement urbain n’est pas celui qu’on a connu", a souligné Philippe Labro, directeur de projets de l'agence Écologie urbaine et citoyenne. La France a en effet emprunté le chemin de l’Amérique du Nord et du "tout automobile". Aujourd’hui, "on lutte contre les modèles d’étalement qui nous ont implosé à la figure", a décrié Rollon Mouchel-Blaisot, le directeur du programme Action cœur de ville. "L'éloignement isole, le regroupement en ville crée de l'inclusion." Outre-Atlantique aussi, on tente de faire machine arrière. C’est le cas de Montréal. "On a tous les mêmes problématiques avec des cadres extrêmement différents", a fait valoir François Limoges, maire d’arrondissement de Montréal, soulignant que contrairement à l’Amérique, "l’Europe a des centres-villes très beaux, très anciens, très denses". La ville a ainsi entrepris de "renaturer" de nombreux espaces, comme ces "ruelles vertes", des voies de passage situées à l’arrière des pavillons aujourd’hui transformées en lieux de vie, espaces de jeux pour les enfants… Des parcs sont transformés en forêts urbaines.
"La nature ne doit plus être un objet d’ornement. Il faut qu’on vive avec le Covid qui a révélé des attentes très fortes en termes de bien-être (…). Il faut massifier la végétalisation des villes (…). On ne sera jamais plus dans l’univers d’avant", a martelé Philippe Labro. Depuis les années 1970, la biodiversité a été réduite de 60%. 80% des insectes ont disparu : "C’est un massacre du vivant", a-t-il asséné, énumérant quelques bonnes pratiques : créations de refuges pour les insectes, de trames noires pour les animaux nocturnes, recours à la mycorhize (symbioses entre champignons et racines des arbres)…"Il est nécessaire de faire du paysage et du vivant des fondamentaux des projets urbains", a-t-il plaidé, expliquant qu’une étude avait montré que les pharmacies situées en proximité de parcs prescrivaient moins d’antidépresseurs. Mais "attention à ne pas faire trop luxueux. Il faut des plantes résilientes et ne pas toujours suivre les envies des paysagistes". Autre avertissement : "Faire la ville neutre en carbone n’est pas possible en l’état, on produit 10 tonnes de carbone par habitant, il va falloir diviser par six d’ici à 2050." La réflexion ne peut se limiter à l’échelle des métropoles et doit intégrer les territoires environnants.
La crise géopolitique actuelle et la stratégie énergétique européenne ont changé la donne. "Il va falloir s’habituer à vivre avec une denrée (l’énergie, ndlr) très chère, les villes ont un rôle à jouer en matière de décarbonation", sachant que "70% des émissions de CO2 sont constituées par le transport et le logement", a insisté Jean-Pierre Frémont, directeur Territoires et Action régionale chez EDF. Ce qui pose la question de la précarité énergétique, "avec 9 millions de Français dont le revenu est inférieur à 60% du revenu médian". Pour lui, il va y avoir une "contradiction entre la maîtrise de la fin du mois et la maîtrise des enjeux de fin du monde". Tous ces projets d'aménagements de centres-villes qui aboutissent souvent à une "gentrification" (c'est le cas de Budapest), voire à une éviction, ne peuvent faire l’économie d’une implication des habitants. À Gand, en Belgique, après deux ans de concertation, "le centre a été fermé à toute forme de motorisation du jour au lendemain", a fait remarquer le président de la région Grand Est, Jean Rottner, également président de la Fédération nationale des agences d’urbanisme (Fnau). Mais "toute transformation de centre-ville ne peut se faire que dans le dialogue". "La France ne progressera qu’à travers le collectif", a-t-il affirmé, pointant aussi "les limites de la démocratie participative qui devient une démocratie de lobbies, de citoyens professionnels". Le besoin de dialogue entre tous les acteurs du centre-ville a aussi été mis en avant par Philippe Laurent, maire de Sceaux et président de Centre-ville en mouvement (organisateur de ces rencontres), pour qui "l'existence d'un centre-ville dense, multifonctionnel (...), c'est la marque de la ville européenne".