Centres-villes : il faut penser les opérations de revitalisation "à hauteur d’homme"
Le modèle de l'urbanisme commercial à la française conduit depuis les années 1970 aboutit à un constat d'échec, celui de "ses entrées de villes littéralement dévastées". C'est le regard sévère mais ô combien lucide de Jean-Luc Calonger, président du conseil d’administration de Tocema Worldwide (réseau consacré à la gestion et au développement des centres-villes désormais implanté dans différents pays du monde) et président exécutif de l’Association du management de centre-ville (Belgique). Des dispositifs comme Action cœur de ville marquent cependant un tournant, en misant sur la qualité de vie pour attirer les acteurs économiques, comme le font depuis longtemps nombre de villes australiennes ou scandinaves. Tour d'horizon des grandes tendances mondiales.
Les 28 et 29 juin, le Parlement de Strasbourg accueille les deuxièmes Assises européennes du centre-ville, sous l'égide de la Présidence française du Conseil de l'Union européenne. Organisé par l'association Centre-ville en mouvement, l'événement permettra à de nombreux maires d'Europe et du monde d'échanger sur leur vision du centre-ville. Vitalité commerciale, aménagements urbains, animation culturelle, mobilité, obligations environnementales... la rencontre sera ainsi l'occasion de mettre en avant les projets les plus innovants. Localtis, partenaire de ces assises, est allé à la rencontre de maires et de spécialistes du centre-ville, français et européens. Après Philippe Laurent, place à Jean-Luc Calonger.
Localtis - Vous êtes à la tête de Tocema. Que vous enseigne cette expérience internationale des centres-villes ? Partage-t-on les mêmes préoccupations à Bordeaux qu’à Singapour ?
Jean-Luc Calonger - L’une des principales leçons que je retire de l’expérience Tocema, c’est que quel que soit le pays, quel que soit son héritage culturel, son niveau de développement économique, son régime politique ou que sais-je encore, les mêmes types d’acteurs partagent exactement les mêmes comportements. Les centres-villes réunissent pourtant par construction une multiplicité d’acteurs, aux intérêts parfois convergents, parfois divergents. Mais je suis frappé de voir que quelle que soit la ville, les élus auront toujours le même type de réactions, les commerçants adopteront toujours les mêmes réflexes, les propriétaires partageront toujours les mêmes préoccupations. C’est d’ailleurs ce qui nous permet de développer une méthodologie et un label commun, qui s’appliquent aussi bien en France qu’en Australie, en Belgique qu’au Canada. Concrètement, lorsque nous mettons sur pied un projet, invariablement les commerçants seront les premiers à le soutenir et à s’y investir. Mais ce seront aussi les plus attentifs à ce que l’on obtienne des résultats sans délai. Du fait de la durée de leur mandat, les élus seront également sensibles à l’obtention de résultats à court terme. Les propriétaires, eux, privilégieront davantage le temps long. De même, le partage des tâches sera souvent identique : aux pouvoirs publics le financement des infrastructures, aux partenaires privés l’opérationnel. Pour autant, on distingue évidemment des spécificités d’un pays à l’autre, ou d’un groupe de pays à l’autre. Les situations de départ ne sont pas identiques et, surtout, les approches divergent.
Quel regard portez-vous sur la situation française ?
De manière générale, la France fait partie de ces pays, comme la Belgique, l’Espagne ou dans une moindre mesure l’Italie, où le commerce de périphérie a explosé, sans être réellement canalisé. La France en constitue sans doute même le parangon au regard de ses entrées de villes, littéralement dévastées. Ces pays ont privilégié des critères économiques, concurrentiels, pour réguler – ou tenter de le faire – l’implantation commerciale. Or l’expérience prouve que les commissions départementales d’aménagement commercial n’ont jamais eu pour effet de ralentir le développement de la grande distribution. À l’inverse, d’autres pays comme les Pays-Bas ou l’Allemagne ont privilégié le critère de l’aménagement du territoire et de la planification urbaine. La méthodologie utilisée est celle dite des tests séquentiels des projets commerciaux. L’on y définit d’abord en amont des zones où pourront s’implanter tel ou tel type de commerce, sans se préoccuper à ce stade des questions concurrentielles. Lorsqu’un commerce veut s’implanter, la première question qui est posée, c’est de savoir s’il peut ou non s’implanter dans la zone souhaitée, avec quel dimensionnement, quel positionnement commercial, quelle accessibilité… C’est un système vertueux, certes lourd à mettre en œuvre, mais qui donne moins de prises au lobbying une fois les règles édictées. Alors que l’autre modèle favorise les renvois d’ascenseur, qui contribuent précisément à faire augmenter l’offre : "si tu me laisses m’implanter ici, je te laisserai construire là-bas"… En Italie, à l’inverse, c’est le lobbying du petit commerce – Confcommercio est une organisation très influente, qui a des bureaux situés à proximité du Parlement européen de Bruxelles –, alliée à l’Association des maires italienne, qui a permis une résistance plus forte au développement de la grande distribution.
Le modèle que vous évoquez n’est-il pas un peu daté ?
Il y a sans conteste une prise de conscience et des évolutions. Des dispositifs comme Action cœur de ville font aujourd’hui du très bon travail. On commence à comprendre l’importance de miser sur la qualité de vie pour attirer les acteurs économiques, comme le font depuis longtemps nombre de villes australiennes ou scandinaves. Copenhague a d’ailleurs créé la première zone piétonnière commerciale au monde et je rappellerai que c’est l’architecte danois Jan Gehl qui a développé dans les années 1970 le concept de "vivre entre les bâtiments" en réaction au développement des "banlieues sans vie". Reste qu’il me semble que la rénovation urbaine est encore souvent abordée "vu du haut", sans prendre en compte la situation sur le terrain. Il faudrait sans doute penser la rénovation urbaine "à hauteur d’homme".
AirBnB, dark stores, impacts du covid… les centres-villes mondiaux ne sont-ils pas tous confrontés aux mêmes défis ?
Tout dépend de leur taille et de leur configuration. Les dark stores ou dark kitchens touchent effectivement plus ou moins toutes les grandes villes du monde, mais seulement à partir d’une certaine taille. Pour prendre l’exemple de la Belgique, je dirais que seules Bruxelles, Anvers, peut-être Liège, sont concernées. Les autres sont davantage affectées par l’émergence de "Drive piétons".
S’agissant d’AirBnB, ce sont là surtout les villes d’art et touristiques qui sont concernées, ou plus précisément certains quartiers de ces villes. Initialement perçu positivement, le développement de ces plateformes est aujourd’hui vécu comme source de problèmes, en confisquant le résidentiel. Et les mêmes réactions de régulation (quantité) et de contrôle (qualité) se font jour partout dans le monde. La crise a également montré les risques de la "ségrégation fonctionnelle". Les villes sont composées de résidents, de navetteurs et de touristes. Pour les quartiers réunissant essentiellement navetteurs et touristes, l’impact de la crise du covid a été particulièrement sévère.
Autre conséquence de cette crise, on assiste à une certaine bipolarisation de l’activité commerciale. D’un côté une forte demande de création de supérettes aux supermarchés. La crise a favorisé l’apparition de nouveaux acteurs dans l’alimentaire, qui a fait naître une guerre des parts de marché. De l’autre, un marché totalement atone pour l’équipement de la personne ou de la maison, secteur qui voit nombre d’enseignes disparaître ou en grande difficulté : Camaïeu, Pimkie, 1 jour ailleurs…
Globalement, la ville du quart heure – un concept français – en est sortie renforcée. Pour la première fois depuis 25 ans, l’augmentation des magasins vides en centres-villes s’est enrayée en Belgique en 2021. Des commerçants en ligne développent désormais en parallèle des boutiques physiques. La crise a également favorisé les reconversions professionnelles : des anciens salariés ouvrent des boutiques, particulièrement dans les secteurs privilégiant les circuits-courts, le recyclage et le réemploi, etc.
En conclusion, quel est selon vous le facteur clé de succès d’un projet de revalorisation d’un centre-ville ?
Les paramètres sont évidemment multiples, mais je mettrais en lumière quelques incontournables : une structure associant nécessairement partenaires publics et privés, comprenant à la fois des élus de la majorité et de l’opposition afin d’éviter tout risque de table rase en cas d’alternance – c’est un travail de long terme ! Veiller à bien associer les techniciens de la collectivité, et pas uniquement les élus. S’assurer que le diagnostic est partagé par tous, avant de définir une stratégie et de la mettre en œuvre.