Ressources humaines - Les agents de l'Etat sont-ils des aliens ?
"Vous les gens du public, vous ne savez pas ce que c'est que de...", "Vous les gens du privé, vous n'avez aucun sens de...", "Bien sûr, tu es fonctionnaire, tu n'as pas de chef !"... Combien de fois a-t-on entendu ces formules ? Le moins que l'on puisse dire c'est que les clichés ont la dent dure ! Mais, une fois que l'ensemble de la population française aura lu le rapport de recherche n°62 du Centre de l'étude pour l'emploi, un rapport basé sur une enquête menée en 2006 et publié en février cette année, ce ne sera plus le cas. Certes, la publication n'est pas franchement grand public : 70 pages denses avec notes de bas de page, graphiques et statistiques à foison. Mais les deux chercheuses en statistiques et en sociologie qui l'on rédigé - Danièle Guillemot et Aurélie Peyrin - ont fait tous les efforts pour répondre à la question : "Les agents de l'Etat sont-ils des travailleurs comme les autres ?" Et la réponse est... suspens.
La méthode de l'enquête
L'analyse repose sur une enquête qui étudie les conditions de travail, l'informatique et les changements organisationnels dans les entreprises et les administrations. Conduite sous l'égide de l'Insee, elle consiste à soumettre les salariés et leurs employeurs à un questionnaire, soit en face à face soit par téléphone. Les enquêteurs de l'Insee demandent aux enquêtés si leurs horaires sont prévisibles, s'ils font des astreintes, si leur rythme de travail dépend de celui de leurs collègues, s'ils ont un ordinateur portable, combien de fois par semaine ils vont en réunion, s'ils travaillent dehors, à qui ils s'adressent lorsqu'ils ont des problèmes techniques, etc. On les interroge ainsi pendant 30 à 45 minutes en leur posant une centaine de questions les plus factuelles possibles. Cette enquête a été menée une première fois en 1997, mais elle ne concernait alors que le privé. En 2006, l'enquête a été renouvelée mais cette fois les agents de l'Etat et des hôpitaux (pas ceux des collectivités) ont également été interrogés. Afin que la comparaison avec le privé soit possible, trois professions, qui représentent 60% des effectifs de l'Etat, ont été exclues de l'enquête : les enseignants, les militaires et les magistrats. Pour les statisticiens ces activités n'ayant pas d'équivalent dans le secteur marchand, elles auraient faussé les résultats. Au total, 2.000 agents de l'Etat et 13.000 salariés du privé ont été interrogés.
Une fois toutes ces réponses obtenues, les chercheurs les traitent suivant la méthode dite ACM : en clair, on regarde qui sont les personnes qui ont répondu le plus souvent la même chose. Sur un graphique, le logiciel statistique représente automatiquement côte à côte les individus dont les réponses sont proches. Et là, surprise : pour la plupart des questions concrètes, les différences sont beaucoup moins importantes entre les agents de l'Etat et les salariés du privé qu'entre les cadres et les non-cadres.
Travaillez-vous plutôt le samedi ou plutôt le dimanche ?
Premier exemple, sur les rythmes et horaires de travail. Dans le privé comme dans le public, deux populations s'opposent : ceux qui ont des contraintes (horaires décalés, travail le dimanche, astreintes, rythme imposé par une machine) et ceux qui n'en ont pas. Mais qu'ils soient agents de l'Etat ou salariés dans le privé, 4 enquêtés sur 5 déclarent connaître ses horaires pour les mois à venir, même si des pointes d'activité sont possibles. Les durées de travail déclarées sont similaires dans le public et dans le privé pour les agents à temps plein. Les cadres du public travaillent un peu moins longtemps que leurs homologues du privé alors que les non-cadres travaillent autant voire plus longtemps. Le travail le dimanche et les astreintes sont plus fréquentes dans le public en raison des contraintes de service public par exemple des policiers, infirmières, etc. Le travail le samedi est plus fréquent chez les salariés du privé. La part des cadres qui déclarent travailler à domicile en dehors des heures de bureau est comparable dans le privé et dans le public, de l'ordre de 60%.
Combien de temps chaque jour sur vos e-mails?
Deuxième thème étudié, la localisation du travail. Deux groupes de travailleurs s'opposent : ceux qui ne bougent jamais, et ceux qui travaillent dans plusieurs lieux. Au sein de l'Etat, les sédentaires sont surtout des employés et des femmes, alors que les hommes, les cadres et les professions scientifiques assistent plus souvent à des réunions à l'extérieur, travaillent chez eux, etc. Les agents de l'Etat utilisent moins fréquemment un ordinateur à l'extérieur que les salariés du privé (22% contre 31%), et dans ce cas, sont moins souvent connectés au système d'information de leur employeur.
Globalement, le secteur public est beaucoup plus informatisé que le privé, les non-utilisateurs d'informatique sont peu nombreux au sein de l'Etat. Mais il existe aussi des agents qui n'ont pas d'e-mail individuel, pas d'ordinateur fixe, pas d'accès à internet. Un agent de l'Etat interrogé sur quatre déclare ne pas utiliser de messagerie électronique (n'oublions pas que l'enquête a été menée en 2006) et 20% des enquêtés consacrent plus de 30 minutes par jour à leurs e-mails, un chiffre légèrement inférieur à celui des salariés du privé.
"L'introuvable bureaucratie étatique"
Enfin dernier sujet : la hiérarchie et le travail en équipe. Comme sur les questions concernant les horaires ou la localisation du travail, les agents de l'Etat ne se distinguent pas significativement dans leurs réponses des salariés du privé. S'opposent surtout des populations soumises à un contrôle hiérarchique fréquent et celles sans procédures ni chef.
Sur le mode de contrôle, l'Etat se distingue surtout par une moindre prégnance des objectifs chiffrés et des procédures qualité. Les chercheuses n'ont ainsi pas trouvé trace de la "bureaucratie étatique". Sur la majorité des indicateurs, les différences ne sont pas significatives : quel que soit le secteur, près de la moitié des salariés disent devoir appliquer strictement les ordres reçus ; 9 sur 10 déclarent être surveillés par leur chef ; deux tiers des salariés estiment que les explications qu'ils reçoivent sont claires (ce qui fait quand même un tiers, soit dit en passant, dans la situation inverse !). Les pratiques d'encadrement sont proches entre privé et public, mais les responsables ont moins d'influence sur la carrière des agents au sein de l'Etat.
Conclusion des deux chercheuses : "Le travail des agents de l'Etat se distingue nettement moins qu'on aurait pu l'attendre de celui des autres salariés." Sur l'ensemble des thèmes examinés, "l'impact des secteurs d'appartenance est finalement bien moindre que la hiérarchie des catégories socioprofessionnelles, toujours prégnante (…)". Si d'anciens travaux (de sociologie) relevaient des différences marquées entre travail du public et travail du privé, "les nouvelles formes de travail se sont répandues aussi vite dans le secteur public que dans le secteur privé, même si le niveau de départ était différent". Traduction : non, les agents de l'Etat ne sont pas des aliens !