Le lien social, remède à toutes les crises ?

Dans son étude "La société des liens", la Fabrique Spinoza appelle citoyens et organisations à s’appuyer sur les liens sociaux "pour répondre aux grands enjeux de société" et ce, dans tous les domaines - santé, éducation, travail, sécurité, transition écologique… Si cette étude aborde peu les enjeux actuels du travail social et les efforts déployés dans de nombreux domaines par les élus locaux et plus généralement dans la sphère publique, elle propose un panorama riche de travaux scientifiques et d’initiatives qui bousculent les citoyens, les territoires et les organisations. Avec l’idée qu’un changement de perspective, aussi simple qu’il puisse en avoir l’air, peut entraîner de puissants effets. 

"Et si la France souffrait d’abord et avant tout d’une crise du lien ?" C’est la question posée par Tarik Ghezali et Nathalie Gatellier, cofondateurs de la Fabrique du nous, en préambule de la récente étude du think-tank la Fabrique Spinoza. Créée en 2011 à l’initiative d’Alexandre Jost, un ancien du Groupe SOS, l’association se donne pour mission de "replacer le bonheur citoyen au coeur du débat public". Dans cette nouvelle étude réalisée avec l’appui de nombreux partenaires (1), la Fabrique Spinoza soulève un paradoxe. La société est aujourd’hui "fragmentée, ultradigitalisée", subit de "la violence surmédiatisée", un "climat de méfiance" et une "épidémie de solitude"… et pourtant, "les sciences du bonheur (sciences cognitives, comportementales, économiques...) démontrent toutes l’avantage significatif des relations", tandis que "les initiatives territoriales essaiment pour donner à voir la puissance des relations en action".

Au Royaume-Uni, les travailleurs de la "prescription sociale" intégrés au système de santé 

Ces bénéfices, en particulier en matière de prévention, pourraient être étendus largement, à condition de bien vouloir miser sur la revitalisation des liens sociaux comme un remède puissant aux multiples crises que notre société traverse. C’est en tout cas ce que s’attache à démontrer la Fabrique Spinoza, en valorisant les bienfaits des relations positives, fondées en particulier sur l’entraide et l’implication citoyenne, pour la santé, la jeunesse, le travail, dans les territoires, au bénéfice de la sécurité et même des finances publiques…  

"Les liens sociaux représentent un principe d’action politique crédible et efficace pour une société plus fonctionnelle, fraternelle et heureuse", affirme Alexandre Jost, qui insiste également sur les "gains financiers" et les "nouveaux modèles économiques" qui résultent selon lui d’une telle approche. "Les initiatives des citoyens volontaires pourraient faire économiser 70% des déplacements des pompiers" et "les 'sunshine calls' ou appels empathiques préviennent anxiété et dépression en quatre semaines", illustre le think-tank. 

L’étude fourmille ainsi de résultats d’études étonnants (67% de diminution du risque cardiaque grâce à la relation de voisinage !) et d’exemples d’initiatives intéressantes. Ainsi, au Royaume-Uni, les "social prescribing link workers" ("travailleurs de liaison pour la prescription sociale") sont des professionnels rattachés au système de santé (le NHS, National health service) dont le rôle est de faire le lien entre des personnes isolées et les services et ressources dont elles pourraient avoir besoin, au sens large (services sociaux, mais aussi un groupe d’entraide spécialisé, une activité de loisirs, une association, des voisins…). Ces professionnels du lien sont financés par la sécurité sociale. 

En France, on peut penser aux professionnels de la médiation sociale – non évoqués dans l’étude -, qui sont en quête depuis plusieurs années de reconnaissance et de moyens plus pérennes (voir nos articles d’avril 2022 et de janvier 2024). 

Aide à domicile : des métiers à inventer, d’autres à transformer 

La Fabrique Spinoza valorise l’engagement et le bénévolat, notamment ceux des personnes âgées, l’habitat intergénérationnel, le service civique et en particulier le service civique solidarité seniors (voir notre article). Pour le think-tank, "l’animation à domicile" auprès de personnes âgées est un métier voué à se développer et à se professionnaliser. "Les animatrices ne sont ni des soignantes, ni des aides ménagères, mais [se consacrent] à une mission tout aussi utile : créer du lien social", peut-on lire dans l’étude. 

Suggérant une transformation du modèle d’organisation de l’aide à domicile, la Fabrique Spinoza présente l’organisation Buurtzorg aux Pays-Bas, souvent citée (voir notre article) et dont l’entreprise Alenvi s’est inspirée en France. Ce modèle consiste à s’appuyer sur des équipes d’infirmiers ou d’auxiliaires de vie plus autonomes, à sécuriser les professionnelles par des conditions de travail correctes (CDI, temps plein, notamment) et à considérer "le temps de la relation" comme un incontournable de l’aide apportée. "Selon des études menées par KPMG et Ernst & Young, les patients qui font appel à Buurtzorg plutôt qu’à d’autres ont un taux d’admission aux urgences 30% inférieur à la moyenne du secteur", souligne le think-tank. L’approche globale soins de santé / aide aux gestes quotidiens n’y est peut-être pas pour rien, ce qui plaiderait pour une accélération – au lieu du ralentissement actuel - de la réforme des "services autonomie à domicile".   

La crise que traversent les métiers de l’aide à domicile et plus généralement le travail social n’est pas analysée en tant que telle (voir notre article). Les auteurs ne mentionnent pas non plus les deux "heures de lien social" qui sont, depuis début 2024, financées par les départements via des crédits spécifiques de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (voir notre article) pour que les professionnels de l’aide à domicile puissent se permettre ce temps d’échange et de convivialité (loisirs créatifs, jeux, activités en extérieur, mise en relation avec des voisins ou une association…) avec la personne accompagnée. Des guides et ressources sont mis à disposition des professionnels et des familles par le ministère des Solidarités, pour faciliter la mise en place de ce nouveau dispositif.     

Des lieux hybrides pour un "territoire relationnel"

Outre la santé, l’étude aborde longuement les enjeux d’éducation et de jeunesse, appelant notamment à "réactiver le pouvoir des liens" et à réveiller "le plaisir de se retrouver 'IRL' [in real life]" alors que se multiplient les alertes sur les liens entre hyperconnexion et dégradation de la santé mentale des jeunes (avec notamment le livre "Génération anxieuse" du psychologue américain Jonathan Haidt, dont la traduction française est sortie en ce début d’année).    

De longs chapitres de cette étude - qui compte près de 400 pages - sont également consacrés aux relations au sein de l’entreprise et aux "liens au cœur de la vie dans la cité et des territoires". La Fabrique Spinoza appelle ainsi à "instaurer le territoire relationnel", en s’appuyant sur "l’hybridation des lieux" à l’image des tiers-lieux (voir notre article) et sur la renaissance des cafés dans les communes rurales (voir notre article). Et vante les mérites de la "ville résiliente", la "ville intergénérationnelle" (voir notre article) ou encore des marches exploratoires et autres dispositifs permettant aux habitants de sécuriser leur quartier en se le réappropriant collectivement. 

Et les élus locaux dans tout ça ?

Si des initiatives municipales sont citées, le rôle central des maires – la "République des maires" chère à Jean-Louis Sanchez -, des élus locaux et des collectivités territoriales en général en matière d’animation de la vie locale, de consolidation du lien social et tout simplement de portage de politiques publiques diverses notamment au profit des plus fragiles (soutien des associations, politique en faveur des familles, action sociale des CCAS, protection de l’enfance, dispositifs d’insertion sociale…) n’est pas spécialement mis en valeur. L’accent est davantage mis sur le rôle des citoyens engagés qui, collectivement (sous forme associative ou de façon plus spontanée), sont présentés comme "le maillon manquant entre individu(s) et institutions" et, en cela, "co-producteurs de services pour la cité". En omettant de mentionner que les élus locaux sont d’abord des citoyens qui se dédient – bénévolement ou quasiment, pour leur grande majorité – à la collectivité (voir notre article).   

L’étude de la Fabrique Spinoza n’en reste pas moins enthousiasmante par le nombre de références et d’idées qui y sont compilées et par l’invitation à prendre au sérieux, et dans tous les domaines, la quantité et la qualité des relations humaines.

(1) Klésia, Agirc-Arrco, Ebra Groupe, Leboncoin, Prévention et Modération, Fondation de France, Unimev, Fédération des acteurs de la solidarité, France Tiers-Lieux, Entourage, HelloAsso, Yes We Camp, Astrée.