Lieux qui isolent, lieux qui relient : une géographie humaine de la solitude
Une personne sur dix vit un "isolement total" (aucun réseau de sociabilité) et une personne sur trois est en situation de "fragilité relationnelle" (un seul réseau). La dernière étude Solitudes de la Fondation de France propose des repères et des témoignages sur les territoires, les lieux et les situations de vie qui isolent le plus. Les auteurs donnent également à voir les espaces à investir pour recréer du lien : supermarchés, arrêts de bus, places, jardins publics… Et mettent l’accent sur la façon dont le "faire"– dans un centre social ou un tiers lieu par exemple – permet à des personnes en rupture de s’approprier un lieu collectif, de se sentir à nouveau utile et de sortir de leur isolement.
"En 2023 en France, une personne sur dix est en situation d’isolement total", selon la Fondation de France, qui a rendu publique sa nouvelle étude sur les solitudes le 23 janvier 2024. L’isolement est qualifié à partir des rencontres physiques réalisées dans cinq réseaux de sociabilité : le travail, la famille, les relations amicales, les voisins et le milieu associatif. Ainsi, 12% des Français ne sont raccrochés à aucun de ces réseaux ("isolement total"), tandis que "une personne sur trois n’a aucun ou qu’un seul réseau de sociabilité" – le fait de n’avoir qu’un seul réseau étant qualifié de "situation de fragilité relationnelle". Par ailleurs, une personne interrogée sur cinq déclare ressentir un "sentiment de solitude". "Parmi elles, 83% souffrent de cette situation, un chiffre en progression de quatre points par rapport à 2020", selon la Fondation de France.
Les personnes au chômage sont deux fois plus isolées que les actifs
"La solitude en France est un phénomène qui évolue peu mais se polarise. Les plus précaires sont toujours plus exposés à l’isolement : les personnes au chômage sont deux fois plus isolées que les actifs", souligne Hadrien Riffaut, chercheur au Cerlis, dans la synthèse de l’étude. D’autres populations sont particulièrement exposées à l’isolement : les personnes âgées, en particulier quand elles sont veuves, les mères célibataires, les jeunes et notamment ceux qui n’ont pas de solution de mobilité, ou encore les aidants familiaux.
L’étude interroge surtout les rapports entre les lieux et l’isolement. Elle se fonde sur une enquête quantitative réalisée par le Crédoc et une enquête de terrain réalisée principalement dans des "quartiers excentrés des grands pôles urbains" d’Île-de-France, du Nord et des Bouches-du-Rhône mais également à Paris et dans des territoires ruraux, avec un volet qualitatif – une enquête ethnographique centrée sur des lieux et des parcours de vie.
Dans les quartiers, "un lien direct entre délinquance et isolement"
Il en ressort une étude passionnante, qui commence par qualifier "les lieux de solitude", les "territoires esseulés" que sont les "campagnes en déclin" et certains quartiers prioritaires de la politique de la ville. Le peu de mobilité voire l’"immobilité" sont dans ces territoires le principal facteur d’isolement. Dans les grandes métropoles, l’anonymat est à la fois ce qui "nourrit la liberté et alimente le sentiment de solitude".
Dans les quartiers prioritaires, les travailleurs sociaux établissement un lien entre "l’érosion, voire dans certains cas la disparition de services essentiels aux habitants" et l’isolement, parfois le "renoncement" et le "repli". Des jeunes interrogés évoquent "un temps où les activités étaient nombreuses, notamment celles organisées avec le concours de la police nationale, assurant le lien entre l’institution et les riverains". Et font "un lien direct entre délinquance et isolement". Un climat violent peut isoler à la fois des jeunes qui ne souhaitent pas se mêler aux trafics et des personnes âgées qui n’osent plus sortir de chez elles.
L’étude montre bien comment certaines situations et étapes de vie peuvent isoler la personne et presque l’enfermer dans son domicile : maladie et handicap d’un proche, violences conjugales, départ des enfants, passage à la retraite, vieillissement et veuvage, mal-logement. Dans le cas d’un enfant placé successivement dans plusieurs familles d’accueil, ce sont les "déracinements successifs, [les] séparations sèches qui freinent [les] possibilités d’ancrage dans de nouveaux lieux et minimisent la possibilité de créer de nouveaux liens". L’étude alerte également sur les difficultés et l’isolement que vivent de nombreux travailleurs sociaux, alors même que ces derniers sont la "clé de voûte du maintien des liens sociaux dans certains lieux ou auprès de certains groupes".
Centres commerciaux, parcs et jardins : des lieux investis par les personnes isolées
Sur un plan quantitatif, les "lieux du lien" ne sont pas toujours ceux qu’on attend. "Quand elles investissent les lieux, les personnes isolées se retrouvent majoritairement dans les centres commerciaux, les marchés et commerces de centre-ville, les parcs, les jardins, et les espaces naturels", peut-on lire dans l’étude. Leur point commun : on peut s’y promener gratuitement et de manière relativement anonyme. Le lien à l’autre est ici minimal : on sort de chez soi et l’on croise d’autres gens. La précarité et la faible estime de soi accompagnant souvent l’isolement, les lieux payants (cafés, théâtres…) et "les lieux clos où le regard de l’autre et son jugement sont perceptibles détourneront les moins reliés".
Le centre commercial étant "un refuge pour les personnes isolées", les auteurs appellent à une "réflexion sur le rôle et l’usage du territoire dans la lutte contre l’isolement" à la fois pour repérer et accompagner les personnes concernées. Une source d’inspiration est citée : les ateliers "hors les murs" que le musée du Louvre a réalisés dans un supermarché de Seine-Saint-Denis, la présence dans un "lieu connu et maîtrisé" ayant permis de "toucher de nouveaux publics". Dans les agglomérations, les transports sont également un lieu de rencontre intéressant, l’"arrêt de bus" étant par exemple propice aux conversations – comme en témoigne une mère isolée qui a ainsi rencontré une amie.
"Les lieux où l’on crée des liens sont ceux où l’on fait des choses"
"Les lieux les plus propices à la sociabilité ne sont pas ceux où l’on se rend le plus", met en avant l’étude, citant les associations et les équipements sportifs. "Les lieux où l’on crée des liens sont ceux où l’on fait des choses, où le ‘faire’ occupe une place centrale", mais le support du travail social ou de la médiation est souvent nécessaire pour repérer les plus fragilisés et les "raccrocher" progressivement au collectif. C’est en partie l’objet de la troisième partie de l’étude qui s’intéresse à des lieux qui, "par leur spécificité, leur aménagement, leur morphologie et par ce qu’ils offrent, ont permis à [des] personnes seules et isolées de renouer des liens". Quatre types de lieux sont présentés : des habitats traditionnels devenus colocations intergénérationnelles ou solidaires (avec l’appui d’une association), des "lieux structurés autour d’activités" tels que des centres sociaux (voir notre article), des lieux d’entraide – notamment des associations de pair-aidance ou des conciergeries d’immeubles – et des tiers lieux.
Plusieurs témoignages illustrent de façon éloquente la façon dont un tiers-lieu – une ressourcerie ou un lieu tel que la Friche de la Belle de Mai à Marseille – peut devenir un refuge bienveillant pour une personne en rupture qui vient d’abord chercher de l’aide, des services (pouvoir recharger un téléphone, laver ses vêtements…) puis petit à petit noue des relations et trouve sa place en se rendant utile au bon fonctionnement du lieu (aménager des parcelles de jardins potagers, animer un atelier…). "Tous ces espaces seraient vides sans la présence des travailleurs sociaux et des bénévoles qui, par leur énergie et leurs initiatives, cimentent les relations et stimulent le lien social", soulignent les auteurs.
Permettre à la personne de contribuer à faire vivre le lieu
Quatre enseignements sont mis en avant à la fin de l’étude. Le premier porte sur l’intérêt d’"inclure le territoire dans la lutte contre l’isolement", cela "en agissant, par le changement des imaginaires ainsi que par la création d’infrastructures, sur le rapport et l’appropriation des individus à l’espace". Plus spécifiquement, il s’agit d’"investir l’espace public" – parcs, jardins, places... – "comme lieux d’actions et d’événements", cela "pour encourager la reprise de liens" de personnes isolées qui fréquentent ces espaces. Troisième enseignement : "promouvoir la médiation pour incarner les lieux" (voir sur la médiation sociale notre article).
Enfin, le "faire" ouvre la voie à "l’ancrage dans un lieu" : "impliquer les personnes accompagnées dans l’organisation, la gestion, l’entretien ou l’embellissement d’un lieu" permet à la fois la création de liens et le passage pour la personne concernée "du simple rôle d’usager à celui de personne participant à l’existence même du lieu". Conclusion : "la personne devient alors une ressource pour le lieu et pour les autres, ce qui participe à revaloriser l’estime qu’elle a d’elle-même".