Artificialisation des sols - Ile-de-France : "une agriculture vue de la tour Eiffel"
La ville peut-elle se construire en prenant en compte l'agriculture ? C'est la question qui a été posée, et débattue, le 20 novembre 2012 à l'occasion du colloque "Agriculteurs vs Urbains" organisé par l'Agence des espaces verts de la région Ile-de-France (AEV), en partenariat avec les Jeunes agriculteurs d'Ile-de-France et Agra Presse Hebdo. D'après le bilan réalisé par AEV, les surfaces agricoles d'Ile-de-France, qui comptent parmi les terres les plus fertiles d'Europe, représentent près de la moitié de la surface totale de la région (575.184 hectares). Mais cette surface est chaque année réduite. En cinquante ans, elle a diminué de 100.000 hectares soit dix fois la surface de Paris intramuros.
Chaque année, environ 200 hectares de terres agricoles disparaissent au profit de l'urbanisation en Ile-de-France. Les exploitations agricoles suivent ce mouvement. Entre 1979 et 2000, leur nombre est passé de 3.300 à 1.300, soit une diminution de 60%. "Ce qui me choque par rapport au développement urbain qui a lieu jusqu'à maintenant, c'est qu'on s'aperçoit que les agriculteurs et les spécificités de l'agriculture ne sont pas souvent prises en compte, a ainsi affirmé Christophe Hillairet, agriculteur et président de la chambre d'agriculture interdépartementale d'Ile-de-France. Dans les schémas de cohérence territoriale (Scot), ils sont désignés par le terme 'zones libres'. Cela m'offusque au plus haut point car ce sont des territoires économiques." D'après lui, l'agriculture a ainsi été très peu prise en compte dans le projet du Grand Paris. "On a sanctuarisé 2.300 hectares de terres agricoles, dans le plateau de Saclay, mais pour le reste, on ne tient pas compte de l'agriculture ! C'est une agriculture vue de la tour Eiffel !", assure-t-il à Localtis. Bien plus, la sanctuarisation peut exercer une pression sur les autres territoires, non sanctuarisés. "Les zones d'agriculture protégées, ce n'est pas la panacée ! Car on sanctuarise partiellement certains territoires, et on remet la pression sur les autres", a expliqué Christophe Hillairet. Une affirmation avec laquelle même les urbanistes sont d'accord, à l'image de Michel Cantal-Dupart, professeur émérite au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam). Celui-ci préconise de tracer des "traits" pour séparer les zones urbaines des zones agricoles, et de s'y tenir…
Mais souvent, même avec une limitation inscrite, y compris dans les Scot, les territoires agricoles ne sont pas protégés. La décision en cours d'installer le centre d'entraînement du Paris-Saint-Germain (PSG) sur 80 hectares de terres agricoles près de Paris en est un exemple. "Le PSG tourne autour de Paris pour trouver des terrains et ça ne gêne pas de déclasser pour cela des terres agricoles", s'est indigné Christophe Hillairet. Même chose quand il s'agit d'installer des éoliennes ou autres infrastructures de ce type…
Un fonds pour développer la valeur ajoutée
A cela s'ajoutent également les "faux dossiers" de demande d'installation agricole. "Le statut de l'agriculture n'est pas bien défini, du coup il y a parfois du détournement de foncier, a expliqué encore le responsable de la chambre d'agriculture. Certains mettent en avant des activités agricoles pour s'installer sur des terrains et surtout payer ces terrains au prix des terres agricoles. Par la suite, ils construisent des hôtels, restaurants, etc. On a chaque semaine deux à trois dossiers de demande d'installation pour élever des chats, des chiens, et même des dauphins !", a détaillé Christophe Hillairet.
Alors quelles solutions pour mieux protéger les terres agricoles ? Pour le responsable de la chambre de l'agriculture, la fiscalité peut en être une. Actuellement il existe bien une taxe sur la vente de terrains agricoles rendus constructibles, dans le cadre de la loi de modernisation de l'agriculture du 27 juillet 2010. Pour Christophe Hillairet, il faudrait aller plus loin en fléchant cette taxe sur un fonds destiné à développer la valeur ajoutée des exploitations agricoles qui perdurent. "Avec moins de surfaces, on pourrait ainsi développer davantage de valeur ajoutée", précise-t-il. Un moyen qu'il a déjà utilisé à travers un accord signé avec une entreprise désireuse de s'installer sur un terrain agricole. Christophe Hillairet voudrait à présent le voir institutionnaliser et doit en discuter prochainement avec le Premier ministre en vue de la loi cadre sur l'agriculture qui doit intervenir au deuxième semestre 2013. "Si demain on veut conserver des terres agricoles, il faut dédier des fonds pour augmenter leur valeur ajoutée, et pouvoir prévoir tout ce qui est nécessaire pour l'agriculture, les laiteries, les abattoirs, les minoteries, etc.", détaille-t-il.
Autre solution : prendre modèle sur le Scot de Montpellier (approuvé en 2006), qui est allé beaucoup plus loin que les autres en matière de diagnostic des terres agricoles. "L'agglomération s'est adressée à l'école d'agronomie pour faire le Scot, qui s'est elle-même adressée à nous, explique à Localtis Christophe Soulard, chercheur à l'Institut national de la recherche agronomique (Inra) de Montpellier, nous avons constitué une cartographie qui a permis de qualifier la diversité géographique, économique, agronomique et de repérer les dynamiques de développement. Nous avons travaillé pour faire fonctionner les complémentarités." Le travail a permis de définir les limites pertinentes des espaces agricoles à protéger pour une durée de quinze à vingt ans, de repérer les espaces agricoles en mutation ou susceptibles de muter et d'identifier les usages des espaces agricoles et naturels. En gros, les chercheurs ont fourni aux élus les éléments d'évaluation permettant d'intégrer l'agriculture dans le projet de développement du territoire et la planification spatiale. Ce travail de diagnostic a permis de délimiter un zonage précis et pas seulement des proportions de surfaces (à dédier à l'agriculture ou à une autre activité), comme c'est habituellement fait dans les Scot. Cette démarche n'est pas interdite dans le cadre des Scot, mais elle est rarement entreprise, car elle demande une réflexion de fonds, avec l'aide des agronomes. "Le Scot de Montpellier pourrait servir d'exemple, pourquoi ne pas en faire une sorte de référence", a conclu Olivier Thomas, le président de l'AEV.