Aménagement numérique - Feuille de route THD : satisfecit sur les principes, vigilance sur la concrétisation

Consultées la semaine dernière sur le projet gouvernemental de feuille de route du Plan national très haut débit, plusieurs associations d'élus locaux et de professionnels, ainsi que quelques collectivités, ont transmis leurs remarques et propositions d'approfondissement. Celles-ci portent notamment sur la cohérence territoriale des projets, sur les questions financières et sur l'enjeu de la gouvernance. Première synthèse de la tonalité des points de vue.

"Le projet répond à nos attentes, mais le gouvernement devra encore concrétiser et pérenniser les orientations retenues"… Cette vision favorable mais teintée de prudence, exprimée par Patrick Vuitton, le directeur de l'Avicca (Association des villes et collectivités pour les communications électroniques et l'audiovisuel), résume assez bien l'accueil reçu par le projet de feuille de route gouvernementale "Pour une stratégie nationale de déploiement du très haut débit" diffusé le 21 janvier, pour consultation, aux acteurs de l'aménagement numérique du territoire (pour la présentation et analyse de ce projet de feuille de route, voir ci-contre notre article du 24 janvier). Dans cette ultime concertation  avant décision, il s'agissait pour la "mission THD" du gouvernement de donner aux acteurs locaux la mesure des transformations envisagées et de vérifier leur conformité au regard des attentes déjà exprimées.
L'examen de passage semble plutôt réussi. Les élus de Manche Numérique par exemple soulignent le caractère "fondateur" du document, qui propose selon eux "un socle solide pour l'avenir numérique de notre pays", tandis que l'Avicca pointe "les nombreuses opérations positives", tout en regrettant le maintien du découpage entre zones d'interventions privées (rentables) et zones d'interventions publiques (non rentables). Quant aux signataires de l'appel de Valence (1), ils se réjouissent de voir les collectivités "replacées au cœur de la stratégie nationale d'aménagement numérique du territoire".
Quelques réserves transparaissent aussi. Dans un communiqué plutôt défensif, publié le 4 février, l'Association des maires des grandes villes de France (AMGVF), l'Association des communautés urbaines de France (Acuf) et l'Assemblée des communautés de France (ADCF) "expriment les plus grandes réserves sur le choix de privilégier le niveau départemental pour orchestrer les déploiements", sachant que le texte réaffirme pourtant le libre choix des collectivités. De leur côté, Claudy Lebreton et Yves Krattinger, respectivement président et vice-président de l'Assemblée des départements de France (ADF), expriment, dans une note interne, des doutes plus tranchés : "Les premières orientations proposées (…) risquent de provoquer un état de très grande perplexité dans un grand nombre de départements", s'inquiètent-ils en préambule. Leur déception tient au fait que la vision stratégique de la feuille de route, réduite "à cinq ans", leur apparaît "transitoire", ainsi qu'à l'imprécision des paramètres financiers fournis, au moment même où il est demandé aux collectivités "de faire le grand saut".
Pourtant, point de schisme de la part de tous ces élus locaux - plutôt un mouvement d'humeur au sujet d'un plan qui ne va selon eux ni assez vite, ni assez loin. Au delà de leur perception générale de cette feuille de route, leurs préoccupations se focalisent sur six axes principaux.

Extinction du cuivre : passage obligé

La coexistence de deux réseaux, cuivre et fibre, demeure un sujet de préoccupation prioritaire en raison de son impact sur la commercialisation et sur le niveau de prise de risque des collectivités territoriales. "La bascule du cuivre vers le FTTH déterminera le modèle économique des futurs réseaux, particulièrement dans les zones non denses", explique ainsi Roland Courteille directeur général de Manche Numérique. Pour cette raison, les élus signataires de l'appel de Valence, comme la Fédération des industriels des RIP, proposent que les modalités d'extinction soient fixées rapidement - "dans un délai d'un an", précise même l'Avicca. L'élargissement des expériences de migration à d'autres territoires, et notamment aux RIP, est également souhaitée. La FNCCR (Fédération nationale des collectivités concédantes et régies) propose de fixer à 2025 la date butoir d'extinction du cuivre et recommande un basculement complet "dans le délai d'une année" là où la fibre est déjà déployée, "afin d'optimiser les dépenses", explique Jean-Luc Sallaberry, chargé de mission numérique. Cette bascule mettra tous les acteurs dans l'obligation de passer à la fibre et sera immanquablement génératrice de recettes supplémentaires.

Financement : des promesses dans l'ensemble satisfaisantes

Le volet financement - du moins sur les principes - semble correspondre, dans ses grandes lignes, aux attentes des acteurs locaux. Le dispositif retenu, estime l'Avicca, devrait conduire à améliorer l’économie des déploiements des collectivités sur trois points majeurs : les recettes propres via l’extinction du cuivre, les aides via une meilleure péréquation nationale et les financements via l’accès aux prêts sur fonds d’épargne.
De leur côté, les représentants de Manche Numérique, tout en reconnaissant eux aussi un "niveau de soutien satisfaisant", attendent une amélioration de la flexibilité et de la rapidité dans l'instruction des procédures, y compris au niveau européen. Ils suggèrent des prêts à taux faibles accompagnés d'un différé d'amortissement d'au moins cinq années "sauf si le niveau de recettes est supérieur aux attentes".
La FNCCR estime "insuffisant" le volume d'aide proposé au niveau national. "En deçà de 500 à 600 millions de subventions annuelles, la péréquation ne pourra pas jouer efficacement son rôle", estime en effet Jean-Luc Sallaberry.
Globalement, la vigilance reste de mise sur l'aspect financier. Comme l'ont rappelé les élus de l'ADF dans leur note, de nombreux points demeurent à préciser : l’abondement régulier et pérenne d’un fonds de péréquation national, les taux auxquels les collectivités pourront recourir aux prêts sur fonds d’épargne, les modalités de soutien aux collectivités en cas de défaillance des opérateurs dans les zones AMII (Appel à manifestation d'intentions d'investissement), les conditions de la poursuite des aides étatiques aux déploiements au delà de 2017.

Cohérence territoriale : dans la logique des projets intégrés

Les acteurs s'interrogent sur la cohérence d'un dispositif qui tend à isoler l'intervention publique de l'intervention privée. La FNCCR et les signataires de l'appel de Valence maintiennent leur souhait de promouvoir des projets intégrés, "dans le respect des règles européennes" et dans le cadre des Services d'intérêt économique général (SIEG). Sylvain Valayer, directeur du syndicat mixte Ardèche-Drôme Numérique (ADN), juge les collectivités "légitimes à intervenir conjointement sur des zones rentables et non rentables avec le soutien de l'Etat". D'autres, comme l'Avicca, le regrettent, mais renoncent à en faire un cheval de bataille. "La réforme du dispositif actuel serait une erreur qui retarderait, et ferait perdre beaucoup d'argent", assure de son côté Roland Courteille (Manche Numérique).
Mais cette absence risque d'introduire de réelles faiblesses dans la gestion des projets. Comment articuler la responsabilité de maîtres d'ouvrage libres de leurs mouvements et aux intérêts divergents ? (les acteurs privés en concurrence directe dans les zones très denses, les mêmes acteurs en coopération dans les zones AMII pour mutualiser leurs investissements et les acteurs publics sur les territoires peu denses).
Les risques sont bien identifiés : une désynchronisation dans les priorités affichées selon les territoires, des difficultés dans la concertation, une absence de connaissance des travaux effectués dans les zones denses, un investissement plus faible que prévu de la part des grands fournisseurs d'accès internet.
En réponse, certains acteurs publics proposent de rendre les Sdan (schémas directeurs d'aménagement numérique) opposables, tout en intégrant des informations de délais et une connaissance précise des réseaux et de leur déploiement. Dans cette logique le Sdan devrait même devenir "le support des procédures contractuelles entre collectivités et opérateurs" (Manche Numérique). D'autres se concentrent sur le modèle de convention nationale qui devra être plus précis sur "les objectifs de réalisation" (signataires de Valence). L'Avicca propose l'activation des conventions de programmation et de suivi des déploiements (CPSD) dans les zones denses. Ce qui suppose que, tout en se faisant concurrence, les opérateurs prennent aussi des engagements…
La recherche du meilleur système de négociation, de coordination et d'intervention va sans doute se poursuivre et devra encore s'ajuster en vitesse de croisière. Mais tous ont d'emblée conscience des limites de l'exercice.

Gouvernance Etat/collectivités : copilotage national ?

Le souci de cohérence dans l'aménagement numérique renvoie aux questions de gouvernance et de pilotage. Au niveau local, la polémique sur la désignation d'un chef de file n'aura probablement pas lieu. Le projet de feuille de route confirme le principe de la liberté de choix des collectivités territoriales. Et les acteurs eux-mêmes ne semblent pas favorables à une telle désignation. "La gestion des réseaux a toujours été une compétence partagée, il convient de maintenir absolument cette liberté d'organisation", insiste Roland Courteille. Il persiste et signe en ajoutant : "Le déploiement des réseaux se fonde sur une logique de financements croisés, par conséquent chacun doit pouvoir intervenir." Mettre tout le monde autour de la table, élaborer et faire évoluer le Sdan en mode coopératif, semble désormais acquis. Aussi, la demande d'associer "systématiquement" les grandes villes et les intercommunalités - y compris celles dont le périmètre se situe en zone dense - à la rédaction des schémas d’aménagement numérique, formulée par les trois associations AMGVF, Acuf et ADCF, semble légitime.
S'agissant du pilotage national, la création d'un établissement public national fait à peu près l'unanimité. Il serait "opérationnel et pérenne" et disposerait de missions étendues : favoriser la rencontre et l'organisation des acteurs, définir les référentiels communs et les modalités de transition du cuivre vers la fibre, uniformiser les conditions de commercialisation des réseaux, sans oublier la gestion du fonds de péréquation, outil d'intervention indispensable en faveur des projets locaux. Tous proposent aujourd'hui un pilotage partagé : "Les collectivités assurent plus de la moitié des besoins de financement et portent l'essentiel du risque commercial. Leur participation à la gouvernance du futur établissement national serait légitime", estime Patrick Vuitton (Avicca). Les élus signataires de l'appel de Valence proposent même que cet établissement soit présidé par un élu.

Déploiement des réseaux et montée en débit

Les conditions de déploiement des réseaux et leur future exploitation appellent également des précisions et des mesures préventives que n'ont pas manqué de formuler les acteurs locaux.
L'Avicca rappelle la nécessité d'arrêter la construction de nouveaux réseaux de cuivre dans les immeubles neufs situés dans les zones où le FTTH devient opérationnel, appelle à l'organisation d'une rencontre nationale entre opérateurs et représentants des bailleurs sociaux pour accélérer la signature de conventions de fibrage dans les immeubles existants et soulève la question de la réutilisation des réseaux câblés placés sous le régime de la délégation de service public.
De leur côté, rappelant qu'en milieu rural, l'utilisation des réseaux aériens sera privilégiée, la FNCCR et Manche Numérique proposent que le réseau électrique "propriété de la collectivité" soit privilégié par rapport au réseau de France Télécom.
La montée en débit qui doit accompagner le déploiement de la fibre pour rééquilibrer les territoires en attente de l'arrivée plus lointaine du FTTH reste un sujet largement débattu. Elle est "indispensable" mais plusieurs acteurs émettent des recommandations sur l'utilisation de ces solutions : celles-ci doivent "soulager temporairement la fracture numérique à moindre coût, afin de passer le plus rapidement possible au FTTH", précise l'Avicca, mais "ne pas grever les budgets d'investissement et différer l'arrivée du nouveau réseau", indique Manche Numérique. La nouvelle fédération des industriels des RIP propose même "de revoir les conditions techniques, financières et réglementaires des opérations de montée en débit sur la boucle de cuivre afin de les rendre compatibles avec le FTTH". Enfin, au delà des solutions sur fil de cuivre, la montée en débit concerne également les solutions radio et satellite qui devraient aussi bénéficier des aides publiques, recommandent les représentants de Manche Numérique.

Le volet législatif

Pour parachever et consolider l'ensemble du dispositif, quelques acteurs mettent l'accent sur la traduction législative de certaines décisions. Bien qu'aucune précision n'ait été donnée depuis plusieurs semaines sur ce volet du Plan national, certains acteurs comme l'Avicca ou les signataires de l'appel de Valence l'estiment nécessaire pour que "les dispositions essentielles du passage au très haut débit soient gravées dans la législation". Les principaux points évoqués concernent : l'alimentation et la gouvernance du fonds de péréquation, la possibilité d'inscrire la participation aux syndicats mixtes dans les sections d'investissement, les droits et obligations des opérteurs et propriétaires d'immeubles, l'articulation des interventions des collectivités territoriales, la prise en compte de la spécificité des RIP dans la régulation, la reconnaissance des RIP par le statut d'opérateur d'opérateurs…

(1) Philippe Leroy Sénateur, vice-président du conseil général de la Moselle, Alain Lagarde, président du syndicat mixte Dorsal et Hervé Rasclard premier vice-président du CG de la Drôme et président du syndicat mixte Ardèche-Drôme Numérique (ADN)