Émeutes : des sources anciennes, des effets de long terme

Selon trois sociologues auditionnés par le Sénat, les émeutes de l’été dernier prendraient, comme les précédentes, principalement leur source dans des pratiques policières aussi anciennes que délétères. Les pouvoirs publics rechignant à porter la réforme de ces dernières à l’agenda, toute sortie de cette "logique de surenchère" serait selon eux illusoire. Un cercle d’autant plus vicieux que les territoires confrontés aux émeutes en sortiraient "plus délinquants qu’avant".

"L’oisiveté" – qui comme chacun sait est la mère de tous les vices – et "un élément déclencheur, la mort d’un jeune", telle serait, selon le président de la République, à grands traits, la cause des émeutes de juin dernier (voir notre article du 17 janvier). Une analyse que semble partager – en partie du moins – les trois sociologues du CNRS auditionnés par le Sénat le 17 janvier dernier, dans le cadre de la commission d’enquête que ce dernier consacre à ces événements (voir notre article du 17 juillet 2023).

L’étincelle

Pour Sébastian Roché, le mécanisme de déclenchement des émeutes est en effet toujours identique : "des brutalités policières, un homicide policier". Singulièrement si la victime "n’était pas armée et si elle a un prénom qui fait penser qu’elle est d’origine étrangère". Pour Fabien Jobard, s’y ajoute une absence de communication des pouvoirs publics, vide selon lui malheureusement comblé par les syndicats de policiers. Et de s’interroger : "Pourquoi diable, lorsqu’il y a un événement en zone gendarmerie, les gendarmes communiquent, comme des grands, et lorsqu’il y a un événement en zone police, les syndicats communiquent ?"

La poudre

Pour produire l’explosion, cette étincelle suppose toutefois un "terreau qui conditionne l’inflammation", explique Sébastian Roché.
• D’une part, des "territoires défavorisés", qui combinent "un contexte socio-économique" défavorable et "une minorité socio-ethnique", le tout conduisant à une "marginalisation sociopolitique". Pour Fabien Jobard, si la "géographie des émeutes est encore incertaine", une tendance se dégage : "Les villes de plus de 50.000 habitants, qui pour la plupart d’entre elles ont des quartiers prioritaires de la politique de la ville." Le rapport de l’IGA/IGJ remis un mois après les émeutes de l’été 2023 (voir notre article du 18 septembre 2023) constatait toutefois que si 70% des infractions ont été commises dans des agglomérations de plus de 100.000 habitants, près de 3.862 communes rurales avaient cette fois été touchées (représentant 7% des infractions constatées, 15% l’ayant par ailleurs été dans des unités urbaines de moins de 50.000 habitants). Loin des "500 villes" évoquées ce 16 janvier par le président de la République.
• D’autre part, des pratiques policières générant "une accumulation de petites frustrations", selon les termes de Sébastian Roché. Pour ce dernier, rejoint par ses deux collègues, figurent ainsi en bonne place "les contrôles d’identité répétitifs et discriminatoires". Pour Fabien Jobard, en sus d’alimenter un sentiment d’injustice et de révolte, ces contrôles créent "un sentiment d’appartenance" entre ces jeunes mâles urbains de couleur, à capuche ou à casquette – suivant les critères qu’il recense – "surexposés à la tension policière". 
Ce terreau serait profond. Remontant au rapport Peyrefitte de 1977, il évoque "45 ans de problèmes urbains en rapport avec la police", qui ne trouvent pas de solution puisque les pouvoirs publics français, contrairement à d’autres, "ne traitent pas la question qui met les jeunes dans la rue" : les "actions policières". Et de souligner que depuis fin septembre - début octobre, "la police n’est plus du tout sur l’agenda, pas même l’article L. 435-1 du code de la sécurité intérieure qu’on pourrait […] estimer comme déclencheur du tir policier" (cet article introduit en 2017 est venu élargir les possibilités pour les agents des forces de l'ordre de faire usage de leur arme, ndlr). Or, pour Marwan Mohammed, il ne sera pas possible de "sortir de cette logique de surenchère sans remettre la question des pratiques policières au cœur" de ce dernier. 
Pour Fabien Jobard, les racines seraient même plus profondes encore. Relevant que les anciens pays coloniaux sont majoritairement concernés par le phénomène – France, Grande-Bretagne, Belgique, Pays-Bas, seule la Suède, qui y est confrontée "depuis une quinzaine d’années", faisant ici exception –, il évoque la "singularité très forte de la France" avec la guerre d’Algérie, "guerre coloniale particulièrement violente et longue, que le FLN a exportée sur notre sol", et à laquelle "a succédé le rapatriement de tout un ensemble de populations très diverses […], dont on a confié la gestion aux forces de l’ordre qui avaient exercé en Afrique du Nord ou en préfecture de police" – prenant l’exemple de Maurice Papon. Des "populations masculines sorties du système scolaires sans qualification" qui, par ailleurs, sont selon lui les premières victimes du choix français "d’un modèle économique fondé sur le tertiaire, autrement dit la désindustrialisation". Une population de fait "oisive de plus en plus massivement", qui, pour les policiers, "pose problème".

Immuable combustion… 

Pour Sébastian Roché, une fois les émeutes déclenchées, la mécanique est toujours identique : "Un cycle de 5 à 7 jours", qui ne prendrait fin que "parce que c’est fatiguant comme activité". Le reste serait sans impact. En vantant "la réponse implacable de l’État" de l’été dernier, livrée "sans qu’on ait besoin de déclarer quelque état d’urgence", le président de la République n’aurait ainsi rendu hommage qu’à la mouche du coche. Pour le chercheur, l’état d’urgence en 2005 n’a d’ailleurs "pas eu d’effet sur la dynamique temporelle ni entraîné de diminution de la délinquance". Fabien Jobard relève de même que le fait que les pouvoirs publics aient, l’an passé, "à l’unanimité condamné le geste policier – contrairement à Nicolas Sarkozy en 2005, qui n’avait pas joué la carte de l’apaisement – n’a eu aucun effet". Marwan Mohammed s’emploie pour sa part à relativiser "le rôle fantasmé des cadres du trafic de drogue", dont il relève tout à la fois "qu’ayant besoin de régulation, d’ordre, de stabilité, ils n’aspirent pas aux émeutes", mais qu’ils auraient également "fort à perdre à s’opposer à une dynamique de colère collective. Ils pourraient y laisser beaucoup de plumes". Sans compter le fait qu’une partie d’entre eux "partagent cette colère". Au même titre, selon lui, que certains "parents, éducateurs, travailleurs sociaux ou animateurs, dont une partie d’entre eux a attendu avant de sortir [dans la rue pour intervenir] pour laisser s’exprimer cette colère qu’ils partagent".

… alimentée par plusieurs combustibles

Marwan Mohammed souligne que si "le phénomène est alimenté par des dynamiques de révolte, un sentiment d’injustice", d’autres "rationalités" sont à l’œuvre pendant les émeutes. "Les révoltes ont aussi une dimension ludique", relève-t-il. S’y ajoute "une rationalité économique", avec "les possibilités de consommation ouvertes par ces événements" (entendre, les pillages), mais aussi "les arnaques à l’assurance" favorisées par de tels événements. Il évoque encore "un règlement de contentieux", en soulignant "la rationalité des institutions touchées ou préservées". En l’espèce, Fabien Jobard estime que "les écoles et les bibliothèques ont été beaucoup plus épargnées qu’en 2005", contrairement aux bâtiments de la police, y compris municipale, ou de la gendarmerie. Marwan Mohammed relève ainsi que "jamais autant d’élus, de maires, y compris des figures du travail social, ont été attaquées". "À l’évidence, la volonté des acteurs des violences urbaines de porter atteinte à tout ce qui représente l’autorité publique a été prépondérante", observait le rapport IGA/IGJ.

Des cendres et des braises 

Pour les communes victimes de ces émeutes, mauvaise nouvelle : sous les cendres couvent les braises. Sébastian Roché enseigne en effet que postérieurement à un tel phénomène, est toujours constatée "une augmentation de la délinquance de manière durable. Les territoires deviennent plus délinquants qu’avant", notamment sous un effet "d’enhardissement". Une situation qui pourrait légitimement conduire à davantage de présence policière et de contrôles, au risque d’alimenter un cercle vicieux. Au vu de la réaction de la sénatrice LR du Val d'Oise Jacqueline Eustache-Brinio lors des débats ("Je ne pense pas qu’on avance beaucoup si on part d’un principe que systématiquement on vit dans un pays où il y a des violences policières et que l’origine de ce que nous avons vécu c’est exclusivement les violences policières") ou du livre (Les Deux France) que vient de publier le maire de L’Haÿ-les-Roses, Vincent Jeanbrun, dont le domicile et sa famille avaient été attaqués par une voiture-bélier pendant les émeutes, il est toutefois douteux qu’une unanimité se fasse pour distinguer l’œuf de la poule. 

  • Des émeutes théoriquement et pratiquement difficiles à cerner

Pour les sociologues, faute de définition légale, le concept d’émeutes est difficile à cerner. Sébastian Roché estime qu’il suppose a minima "une concentration dans l’espace. On ne parle pas d’émeutes s’il y a 100 feux de poubelle en Île-de-France ; mais on le fera s’il y a 100 feux de poubelle à Clichy". Tout en mettant en exergue que "la France est le seul pays à connaître des émeutes nationales". 
Fabien Jobard relève pour sa part que "pour un certain nombre de communes de Seine-Saint-Denis, on peut très facilement dissimuler tout un ensemble de feux de poubelle ou de véhicule, alors que l’on peut plus difficilement le faire dans le Loiret où la presse quotidienne régionale" joue le rôle de vigie.