Commande publique - Avec la directive recours, le délit de favoritisme perd beaucoup de son "attrait"
Apasp : Le délit de favoritisme est parfois perçu comme une "épée de Damoclès" au-dessus de la tête des acheteurs. Est-ce une menace réelle ou psychologique ?
Daniel Guilmain : Le reproche du délit de favoritisme est parfois utilisé par les entreprises pour remettre en cause la décision d'attribution de marché à un concurrent ou pour contester un document de la procédure de passation voire même une décision prise au cours de celle-ci. Il peut aussi constituer l'ultime menace pour peser sur la collectivité. Avant la jurisprudence "Tropic Travaux", cette menace était liée à "l'inefficacité pratique" des recours contentieux intentés après la signature du marché. Il faut bien reconnaître que la pression psychologique ainsi exercée n'est toujours pas dénuée d'efficacité.
Alors que Lionel Stoléru, dans son rapport sur l'accès des PME à la commande publique, s'est déclaré favorable à la suppression du délit de favoritisme, Catherine Bergeal, directrice des affaires juridiques du Minefe, a donné récemment la position du gouvernement : il n'est pas question de supprimer le délit de favoritisme. "La France doit faire figure de bon élève dans la lutte contre la corruption et se doit de montrer l'exemple dans ce domaine, plus particulièrement à l'heure de la présidence française du Conseil européen."
Si le délit de favoritisme était supprimé, la méconnaissance administrative ne saurait plus constituer un délit, ce qui serait heureux. Pour autant, les autres délits que l'on constate dans le domaine de la commande publique subsisteraient à l'identique. Néanmoins, rien n'empêcherait aux tiers de recourir au délit de favoritisme devant le juge pénal après l'expiration du délai de 2 mois pour le recours direct devant le juge administratif. Le recours au délit de favoritisme s'explique pour partie par l'inefficacité matérielle des recours contentieux après signature du contrat. Donc une voie de recours plus efficace devrait logiquement se traduire par une diminution de l'attrait pour la voie pénale. Reste l'hypothèse de l'épuisement du délai de recours. Pour un candidat évincé décidé à aller au contentieux, y compris pénal, le risque de l'épuisement du délai de recours, trois ans après les faits, est quand même peu probable.
Selon Bercy, le délit de favoritisme sera de toute façon moins mis en œuvre après la transposition de la directive recours. Quel est votre point de vue ?
En effet, cela se comprend dans le sens où les recours contentieux après signature du marché devraient alors être plus efficients. Priver un marché illégalement conclu de tout effet est, pour le concurrent évincé, le résultat le plus efficace. Avec la directive, la suspension devrait être facilement obtenue. Cela conduirait le pouvoir adjudicateur à relancer une procédure, à condition bien sûr que le marché ne soit pas complètement exécuté. De même, comme la directive le permet, s'il est décidé que la signature du marché n'entraîne plus automatiquement l'incompétence du juge du référé précontractuel, le résultat est encore plus vite obtenu. Pour le concurrent évincé, ceci est autrement plus intéressant qu'un contentieux pénal dont les délais sont bien plus longs que ceux du juge administratif.
Le délit de favoritisme serait-il donc amené à disparaître, de fait, au regard du droit des marchés publics ?
Pas complètement. Il ne faut pas oublier que l'ouverture d'une information judiciaire pour favoritisme ne provient pas toujours d'un concurrent évincé. La nature des personnes susceptibles de lancer la procédure est plus large pour le favoritisme que pour les recours type "Tropic Travaux" : je pense notamment à un collaborateur de l'entreprise favorisée ou un agent de la personne publique.
La directive recours vise les "tiers lésés", mais la jurisprudence du Conseil d'Etat ne semble envisager que les candidats évincés. A votre avis, le législateur devra-t-il retracer le champ d'application de la directive ?
Une loi n'est pas nécessaire. Ce qu'une jurisprudence a fait, une autre peut le défaire. Le Conseil d'Etat a lui-même tracé les limites de la recevabilité du recours "Tropic Travaux" en retenant la notion de "concurrent évincé", qui demande à être délimitée. De même, la notion de "tiers lésé" devra être précisée. On peut donc s'attendre, à terme, à une extension de cette définition au tiers lésé dans ses droits patrimoniaux, même si le juge conserve l'expression de "concurrent évincé". Le référé précontractuel en est un exemple: au fil du temps, le juge a étendu l'intérêt à agir, sans que le texte du Code de Justice administrative ne change.
Que vous évoquent les sanctions telles qu'elles sont envisagées dans la directive recours ?
La sanction consistant en la privation d'effets du marché revient, semble-t-il, à l'annulation ou à la résiliation du marché, désormais ouvert en droit interne par " Tropic Travaux ". Donc, il ne faut pas s'attendre à des bouleversements à cet égard. Pour les sanctions de substitution, quand le juge ne souhaite pas annuler le marché, je ne crois guère, en droit interne, que des pénalités financières puissent être imaginées. De plus, selon la directive, ces sanctions diffèrent des dommages-intérêts. Elles ne profiteraient donc pas, a priori, au concurrent évincé. L'hypothèse d'amendes, versées à l'Etat, auxquelles seraient condamnés les pouvoirs adjudicateurs me parait également peu probable, notamment pour les collectivités territoriales en raison des principes de la décentralisation. Quant à la réduction de la durée du marché proposée par la directive, ce n'est qu'une possibilité d'action à la disposition du juge, qui relève du même esprit que "Tropic Travaux". Je ne vois donc pas de difficultés particulières.
Apasp