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Interview - Anicet Le Pors : il y a 30 ans, une loi fondatrice pour la territoriale

Le statut de la fonction publique territoriale a trente ans : c'est le 26 janvier 1984 qu'a été promulguée la loi portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale. Cette loi traite de l'ensemble des règles régissant la carrière des agents des collectivités. C'est elle qui a renforcé leurs droits, qui a fait d'eux des fonctionnaires au même titre que ceux de l'Etat. Alors ministre du gouvernement Mauroy, Anicet Le Pors fut l'instigateur de ce "big-bang". Agé de 82 ans aujourd'hui, il revient pour Localtis sur les mois clefs au cours desquels la fonction publique moderne a pris corps. Et livre son sentiment sur les évolutions qu'elle a connues depuis.

Localtis : Quelle était la situation de la fonction publique territoriale au moment où vous avez initié les lois statutaires ?

Anicet Le Pors : En 1983, les collectivités employaient 800.000 agents, dont une forte proportion de non-titulaires, classés en 130 emplois types, plus un nombre indéterminé d'emplois spécifiques créés par les communes. L'ensemble était très désordonné et fortement hétérogène. La mobilité y était très faible. Il s'agissait d'une fonction publique d'emploi. Cela signifie que le lauréat d'un concours n'était pas certain d'être nommé. Et que s'il avait la chance d'être nommé, il n'était pas sûr de faire carrière. En effet, si l'emploi qu'il occupait était supprimé, il pouvait être licencié. Les agents des collectivités avaient des droits bien inférieurs à ceux reconnus aux fonctionnaires de l'Etat. En vertu du système dit de la "carrière", ces derniers - et seulement ceux-ci - bénéficiaient de la garantie de leur emploi.

Quelle a été votre contribution à la loi du 26 janvier 1984 ?

Avec René Bidouze, mon directeur de cabinet, un ancien dirigeant syndical et un grand technicien de la fonction publique, nous avions une idée précise de ce que nous voulions faire pour la fonction publique de l'Etat. Nous n'avions pas l'intention de nous occuper dans l'immédiat de la territoriale. Mais la priorité donnée par François Mitterrand au projet de loi de décentralisation, qui allait devenir la loi du 2 mars 1982, nous a conduits à nous pencher très vite sur le sujet. En effet, à côté de la fonction publique de l'Etat, allait se créer une fonction publique dont on ne connaissait encore ni l'esprit, ni les principes sur lesquels elle serait fondée. Très vite, le ministre de l'Intérieur en charge des collectivités territoriales, Gaston Defferre, fut décidé à inscrire à l'article premier du projet de loi que des lois détermineraient "les garanties statutaires accordées aux personnels des collectivités territoriales". Il nous sembla qu'il ambitionnait d'améliorer le Livre IV du Code des communes, sans sortir du cadre de la fonction publique d'emploi. Etant maire de Marseille, Gaston Defferre ne connaissait que ce modèle et une telle option devait lui sembler évidente. Avec mon entourage, j'ai mesuré à ce moment-là le grand danger qu'il existât, à côté de celle de l'Etat, une fonction publique dont les effectifs seraient importants et susceptibles de croître. Et, surtout, dont l'esprit et les modalités seraient tout à fait différents ! Le risque était réel de voir la fonction publique de l'Etat perdre petit à petit ses qualités pour ressembler à la territoriale, c'est-à-dire une fonction publique d'emploi.

Quelle fut votre réaction ?

J'ai alors demandé au Premier ministre d'intervenir dès l'ouverture du débat à l'Assemblée nationale sur le projet de loi de décentralisation, après le ministre de l'Intérieur, le 27 juillet 1981, soit à peine plus d'un mois après notre entrée en fonction. J'y ai défendu l'idée d'une fonction publique de carrière pour tous, ce qui m'a permis de prendre date. Après plusieurs réunions interministérielles, le Premier ministre arbitra en faveur de la position que je défendais. Pierre Mauroy était pourtant maire de Lille. De fait, il aurait pu être sensible aux réticences des maires vis-à-vis des nouvelles dispositions statutaires, soupçonnées de renforcer le pouvoir central. Mais, en tant que professeur de l'enseignement technique, il avait été fonctionnaire. De plus, il avait exercé des responsabilités syndicales à la Fédération de l'Education nationale. C'est sans doute cela qui, chez lui, a fait pencher la balance en faveur d'une fonction publique de carrière. L'arbitrage de Pierre Mauroy n'a évidemment pas plu à Gaston Defferre. Mais dès lors, nous avons pu faire le choix d'affirmer l'unité de la fonction publique, dans le respect de sa diversité.

C'est l'idée d'une architecture d'un statut général unifié, articulé en quatre titres pour une fonction publique "à trois versants"...

J'ai estimé que l'unité devait être assurée moins par la norme juridique que par l'invocation de principes républicains, fondés sur notre tradition culturelle, historique, politique de l'intérêt général et du service public. Essentiellement trois principes. D'abord, le principe d'égalité, par référence à l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Nous en avons déduit que c'est par la voie du concours que l'on accède aux emplois publics. Le deuxième principe est celui de l'indépendance du fonctionnaire vis-à-vis du pouvoir politique. Il est associé à la séparation du grade et de l'emploi, caractéristique du système de la carrière. Il s'agissait de la généralisation d'une conception ancienne, mais qui, jusque-là, ne figurait pas expressément dans le statut. Une loi de 1834 sur l'état des officiers disposait en effet que "si le grade appartient à l'officier, l'emploi appartient au roi". Le dernier principe est celui de responsabilité, qui trouve sa source dans l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : "La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration". Cette conception du fonctionnaire-citoyen s'opposait à celle du fonctionnaire-sujet, survivance de la domination du principe hiérarchique.
Ces principes sont le fondement du statut de la fonction publique, qui, comme vous le rappelez, se décline en quatre titres : le premier a trait aux droits et obligations des fonctionnaires, le deuxième à la fonction publique de l'Etat (c'est la loi du 11 janvier 1984), tandis que les troisième et quatrième titres (lois du 26 janvier 1984 et du 9 janvier 1986) concernent respectivement la fonction publique territoriale et l'hospitalière. On relèvera que la loi sur la fonction publique territoriale a été publiée le même mois que le texte sur les agents de l'Etat. Nous aurions pu arriver plus vite à une publication de la loi concernant l'Etat. Mais, le Premier ministre nous avait demandé de retarder nos travaux. L'idée était de manifester la proximité des fonctions publiques de l'Etat et territoriale.

Avez-vous rencontré d'importantes résistances dans la préparation des réformes, puis lors de l'examen parlementaire ?

Il y eut une très grande concertation. Nous avons été un peu surpris de voir les agents territoriaux être relativement perplexes dans un premier temps. Ils ne comprenaient pas toujours où nous voulions les emmener. Les syndicats ont fait preuve d'hésitations, puis ils ont été acquis à la réforme et l'ont soutenue de plus en plus vigoureusement. Ce fut différent avec les élus, qui ont été très suspicieux vis-à-vis de nos projets. Ils ont vite compris qu'en tant qu'employeurs, ils n'auraient plus les mêmes libertés qu'avant. Côté politique, à l'Assemblée nationale, Jacques Toubon et Philippe Séguin sont ceux qui, dans l'opposition, ont croisé le fer. Ils m'ont accusé de vouloir faire un "statut communiste", puis "socialiste". Ce à quoi j'ai répondu que, dans la droite ligne de la conception française de la fonction publique, nous construisions un statut républicain. Après quelque temps, leurs critiques ne se sont plus différenciées des remarques que pouvaient faire n'importe quel parlementaire de gauche. J'ai pensé à un moment pouvoir obtenir un vote unanime sur les textes de lois. Mais la droite éprouvait encore le ressentiment né de sa défaite à l'élection présidentielle.

Le conflit né en juillet 1981 avec le ministre de l'Intérieur a-t-il perduré ?

J'ai été quelque temps en bisbille avec Gaston Defferre, de même que mon cabinet avec le sien. Cela eut une fin. Ce qui intéressait avant tout le ministre de l'Intérieur, c'était d'organiser les transferts des exécutifs des départements des mains des préfets vers celles des présidents élus. De plus, par leurs fonctions au sein du cabinet du ministre de l'Intérieur, Eric Giuily et Olivier Schrameck étaient naturellement conduits à prendre en compte l'intérêt des élus locaux. Il n'en restait pas moins qu'ils étaient imprégnés d'une culture de fonctionnaires de l'Etat. De plus, ils étaient, tous deux, conseillers d'Etat. Or, le Conseil d'Etat était depuis longtemps favorable à une fonction publique de carrière.

Quelle fut l'attitude du président de la République ?

François Mitterrand ne s'est pas beaucoup intéressé au dossier. Ce fut pour moi une très grande chance. On connaît son sentiment sur la réforme par le témoignage qu'en a livré Jacques Fournier*, secrétaire général du gouvernement à cette période. Lors du Conseil des ministres du 29 mai 1985, François Mitterrand s'est interrogé à haute voix sur l'utilité de l'ensemble législatif concernant le statut de la fonction publique. "À mon sens ce n'est pas ce que nous avons fait de mieux", a-il dit. En évoquant une "rigidité qui peut devenir insupportable" et des "solutions discutables". "On ne peut plus recruter un fossoyeur dans une commune sans procéder à un concours", ajouta-t-il. Avant de conclure : "Je ne suis pas sûr, en définitive, que ces lois aient longue vie". Ce trentième anniversaire témoigne de son erreur de jugement.

Quelles avancées représentent les lois statutaires du 13 juillet 1983 et du 26 janvier 1984 pour les agents des collectivités ?

Elles ont marqué un progrès tant dans l'ordre de la clarification de l'organisation de la FPT que dans celle de l'amélioration des conditions matérielles et morales des agents publics des collectivités territoriales. Ceux-ci ont tout d'abord bénéficié des avancées du statut des fonctionnaires de l'État définies en 1946 et réformées par l'ordonnance du 4 février 1959 : distinction des catégories A, B, C, corps et statuts particuliers, régime spécial de protection sociale et de retraite, droit syndical, organismes paritaires, etc. Ils se sont vu également reconnaître les nouveaux droits expressément introduits en 1983 dans le titre 1er pour tous les fonctionnaires : droit de négociation reconnu aux organisations syndicales, droit à la formation permanente, à l'information, droit de grève, liberté d'opinion, la mobilité reconnue garantie fondamentale, etc. Cette loi du 13 juillet 1983 a fait des agents territoriaux des fonctionnaires, sur un même pied d'égalité que les autres. On a tourné le dos à la loi de finances du 31 décembre 1937, qui interdisait aux communes de dépasser les rémunérations versées aux fonctionnaires de l'Etat pour des fonctions équivalentes. On peut parler de dignité restaurée.

Avec la première cohabitation, la majorité de droite n'a pas tardé à revenir sur la loi portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale.

Cette tentative s'est concrétisée par la loi du 13 juillet 1987, dite "loi Galland", qui, en substance, a réintroduit des éléments de fonction publique d'emploi dans l'ensemble du statut général. Le texte a ainsi rétabli, dans la fonction publique territoriale, la liste d'aptitude au lieu du classement par ordre de mérite du concours. Ce fut donc le retour du système des "reçus-collés". Par ailleurs, il a remplacé les corps par des cadres d'emploi. La comparabilité des deux fonctions publiques en est affectée et, par là, la garantie de mobilité de l'article 14 du titre I du statut général. Enfin, la réforme a notamment encouragé le recours aux contractuels. En conclusion, cette réforme a profondément dénaturé le titre III du statut général des fonctionnaires relatif à la fonction publique territoriale. La même approche libérale a inspiré plus tard le rapport annuel du Conseil d'État de 2003 sur le rapport de Marcel Pochard - "Perspectives pour la fonction publique" - et le Livre blanc de Jean-Ludovic Silicani d'avril 2008.

Le statut général de la fonction publique a finalement résisté à toutes ces "attaques". Avez-vous encore des inquiétudes ?

Pascal Renaud, chef de service à la Direction générale de l'administration et de la fonction publique, estimait, début 2010, à 210 le nombre de modifications législatives et à plus de 300 le nombre de modifications réglementaires apportées au statut général depuis 1983. Malgré tout, le statut général est encore debout aujourd'hui. Pour moi, ce n'est pas tant pour des raisons juridiques que parce qu'il correspond à une conception très ancienne de la fonction publique, qui a émergé lentement au cours du XIXe siècle, puis dans la première moitié du XXe siècle. Si, un jour, une remise en cause se produisait, je pense qu'elle serait liée à la fonction publique territoriale. J'ai toujours, en effet, considéré qu'elle était "le maillon faible" de la construction statutaire. Dans ma bouche, ce mot n'a rien de péjoratif. Je veux dire que la culture qu'on y trouve est très différente. Par exemple, la relation entre le fonctionnaire territorial et l'autorité qui a le pouvoir de nomination se distingue nettement de celle qui existe entre le fonctionnaire d'Etat et son chef de service. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si la fonction publique territoriale est la voie qu'affectionnent ceux qui souhaitent le retour à une fonction publique d'emploi, composée majoritairement de contractuels. Olivier Schrameck fait partie de ceux-là. Dans La Gazette des communes du 26 janvier 2009, il préconisait : la fonction publique territoriale "à l'avant-garde" de celle de l'Etat.

Quelles sont, selon vous, les deux ou trois grandes questions qu'il faudrait traiter en priorité dans le champ de la fonction publique territoriale ?

La suppression de la notion de cadres d'emploi au profit de celle de corps est souhaitable. D'autant que cela ne coûterait rien. La seconde grande question à traiter est celle de la mobilité. C'est un sujet qui n'a jamais obtenu une réponse satisfaisante. J'avais pris le soin de préciser dans le titre I du statut général que la mobilité est une garantie fondamentale et non une obligation. Mais nous n'avons pas trouvé les instruments adéquats. Mes successeurs n'y sont pas parvenus non plus. Un autre chantier qu'il serait opportun de lancer est celui de la gestion prévisionnelle des effectifs, des emplois et des compétences. Cela consisterait à prévoir, par exemple, le nombre de professeur des écoles dont on aura besoin à cinq, dix et même vingt ans. La possibilité pour les agents de changer de fonctions, au cours d'une carrière dont la durée est amenée à croître, est un sujet sur lequel il faudra aussi travailler. Mieux circonscrire les possibilités de recours aux contractuels, dont beaucoup sont indûment recrutés sur des emplois permanents, est une voie d'amélioration indispensable. Enfin, il faudrait favoriser plus largement l'égalité d'accès des hommes et des femmes aux emplois d'encadrement supérieur des fonctions publiques.

Dans son rapport au Premier ministre de novembre 2013, Bernard Pêcheur a préconisé la mise en place de "cadres trans-fonctions publiques ayant vocation à réunir, en les fusionnant, les corps ou cadres d'emploi qui, bien que relevant de fonctions publiques différentes, correspondent aux mêmes professions". Il cite en exemple les psychologues et les agents des bibliothèques. Que pensez-vous de cette proposition ?

Si l'homogénéité des cadres professionnels communs est suffisante, je ne suis pas contre. La psychologie, pour ne reprendre que cet exemple, ne prend pas une coloration différente quand elle est exercée dans une collectivité locale. Donc, pourquoi pas. Mais cela pourrait poser des problèmes de gestion. Il faut, ainsi, arriver à déterminer l'autorité de tutelle des agents.

Propos recueillis par Thomas Beurey

*Jacques Fournier, Itinéraire d'un fonctionnaire engagé, Dalloz, 2008.