30e anniversaire de la loi du 2 mars 1982 - Décentralisation : dans les coulisses d'une loi historique
Localtis : Comment le projet de loi qui deviendra la loi du 2 mars 1982 a-t-il été préparé ?
Eric Giuily : Après l'élection de François Mitterrand à la présidence de la République, le 10 mai 1981, Gaston Defferre a absolument tenu à être ministre de l'Intérieur et à être en charge de la décentralisation. Il voulait agir très vite pour des raisons tactiques. Il avait en effet compris que l'ordre du jour du Parlement serait embouteillé à la rentrée de septembre. Par ailleurs, il craignait que les ministres nouvellement désignés ne deviennent rapidement les défenseurs de leur administration, oubliant qu'ils étaient jusque-là des élus locaux favorables à la décentralisation. Avant même la formation du gouvernement, Gaston Defferre, sachant qu'il serait nommé place Beauvau, m'a proposé de prendre en charge la rédaction du projet avec pour instruction d'être prêts pour le début du mois de juillet 1981. Avec Gaston Espinasse et François Roussely, qui nous avaient rejoints, ces contraintes de temps nous ont conduits à penser qu'il faudrait traiter les sujets les uns après les autres dans différents textes. C'est ainsi qu'est née ce que j'ai appelé plus tard la théorie de "l'onde de choc". Une réforme en appellerait une autre et ainsi de suite. C'est sur la base de ce principe que nous avons élaboré le premier projet de loi, qui allait devenir la loi du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, départements, régions. Le Conseil des ministres a adopté le projet de texte le 15 juillet 1981 et l'Assemblée nationale a commencé d'en débattre quelques jours après, le 27 juillet.
Le Premier ministre et le président de la République sont-ils intervenus dans les arbitrages ? Comment leurs visions différentes de la décentralisation se sont-elles accordées entre elles et avec celle du ministre de l'Intérieur ?
Gaston Defferre avait le soutien et de Pierre Mauroy, qui était un décentralisateur convaincu, et de François Mitterrand, qui avait donné la consigne d'appliquer ses 110 propositions. Le ministre d'Etat était favorable aux communes, tandis que le Premier ministre et son conseiller, Michel Delebarre, étaient des partisans de la région. Quant au président de la République, il était admis qu'il était départementaliste, car il avait été président du conseil général de la Nièvre. Mais il est peu intervenu. Entre tous les échelons de collectivités, Gaston Defferre n'a pas voulu trancher. Il voulait avant tout avancer et ce genre de questions aurait entrainé un blocage.
Comment l'opposition parlementaire a-t-elle accueilli le projet de loi ?
A l'Assemblée nationale, la droite a ouvert le procès du "démantèlement de l'Etat". En outre, la pérennité du gouvernement socialiste n'étant pas, selon la droite, assurée, nous étions accusés de vouloir créer des fiefs pour pouvoir, plus tard, rebondir localement. Après ce procès politique assez spectaculaire, mené notamment par Michel Debré, le Sénat nous attendait avec l'intention délibérée de retarder l'adoption du texte par tous les moyens. La discussion a effectivement été très longue jusqu'au mois de novembre. A ce moment, nous avons conclu avec l'opposition un accord politique sur la question du statut de Paris. Le gouvernement avait dans un premier temps écarté l'idée de transférer l'exécutif départemental au maire de Paris – à l'époque il s'agissait de Jacques Chirac, qui était aussi le chef de l'opposition. Le jour où Gaston Defferre a donné son feu vert à un transfert de l'exécutif départemental à Paris, la discussion au Sénat a avancé plus rapidement. L'Assemblée nationale a adopté définitivement le projet de loi dans la nuit du 27 au 28 janvier 1982. Nous voulions que la loi soit promulguée avant les élections cantonales de mars 1982 : notre objectif était atteint.
Quelles mesures de la loi ont été les plus difficiles à faire passer ?
Un article rendait les élus locaux responsables devant la Cour de discipline budgétaire. En première lecture, les quatre groupes politiques de l'Assemblée nationale ont déposé chacun un amendement pour supprimer ces dispositions. Gaston Defferre a donc retiré l'article. Auparavant, le ministre a dû débattre fermement avec des élus du parti socialiste. Ceux-ci voulaient que les sous-préfectures soient transférées aux départements et placées sous l'autorité des présidents des conseils généraux, au lieu d'être des administrations de l'Etat. Si elle avait été retenue, la mesure n'aurait certainement pas facilité l'adoption du projet de loi.
L'idée de décentralisation était-elle majoritairement partagée par les élus de gauche ?
Que les socialistes soient favorables à la décentralisation n'était pas une évidence au départ. Pierre Mauroy l'explique dans la préface de mon livre*. La transformation interne du Parti socialiste est incontestablement liée aux succès que ses élus ont remportés aux élections cantonales de 1976 et 1979 et aux municipales de 1977. Ce sont ces élus locaux, jeunes et acquis à la décentralisation, que l'on retrouve sur les bancs de l'Assemblée nationale en 1981.
Les Français discutaient-ils des questions relatives à la décentralisation ?
Les réformes touchant à ce sujet n'ont pas donné lieu à beaucoup de débats publics, à l'exception des projets de statuts particuliers pour Paris, la Corse et les départements d'outre-mer. D'autres questions ont été beaucoup plus débattues publiquement, comme les nationalisations, la retraite à 60 ans, les 39 heures, les lois Auroux préparées par Martine Aubry…
Après la loi du 2 mars 1982, il y eut d'autres lois fondatrices, comme celle du 7 janvier 1983 sur les compétences. L'"onde de choc" s'est donc propagée, comme voulu. Pourquoi le plan de Gaston Defferre a-t-il aussi bien fonctionné ?
La méthode Defferre, qui a consisté à diviser les sujets et à passer les premiers à l'ordre du jour du Parlement, a été décisive. En outre, à partir de 1983, dans le contexte de la rigueur, la décentralisation a été "sanctuarisée" alors que d'autres engagements de la gauche ont été ajournés ou remis en cause. Donc le chantier a pu se poursuivre. La constitution d'un lobby d'élus locaux de gauche et de droite partisans de la décentralisation nous a également aidés. Du côté de la droite, d'ailleurs, les élus locaux étaient de plus en plus nombreux à être favorables à cette réforme. Un groupe de hauts fonctionnaires dans les différents ministères poussait aussi pour que les réformes avancent. C'est pourquoi le gouvernement de Laurent Fabius, avec Pierre Joxe comme ministre de l'Intérieur, à partir de juillet 1984, a été celui qui, quantitativement, a oeuvré le plus dans le domaine de la décentralisation. Avec à son actif la mise en place du statut de la fonction publique territoriale, les réformes financières, notamment la reprise par l'Etat du financement des préfectures, et les transferts de compétences. A la fin de la législature, en 1986, 33 lois avaient été adoptées et 300 décrets publiés dans le champ de la décentralisation.
Trente ans après, quels sont principaux apports de la décentralisation, selon vous ?
Plus proche des citoyens, la gestion par les collectivités a contribué à améliorer la qualité des services publics et à mieux répondre à leurs attentes. Un exemple parmi les autres, les collectivités ont ainsi répondu au défi posé par l'afflux de nouveaux collégiens et lycéens. Sans la décentralisation, la France aurait pu connaître une véritable crise dans le domaine de l'éducation. On doit aussi à la décentralisation d'avoir confié davantage de responsabilités aux élus locaux. Cet engagement de 500.000 citoyens dans la vie locale est une grande richesse pour la démocratie et un facteur d'apaisement des tensions sociales.
Des ajustements vous paraissent-ils nécessaires aujourd'hui ?
La méthode retenue en 1981 ne réglait pas le problème de la superposition des niveaux de collectivités locales. Elle l'a même aggravé en renforçant à la fois la région et le département. Une nouvelle étape de décentralisation doit aujourd'hui consister à alléger les structures. Sur le plan communal, l'organisation territoriale doit reposer sur les agglomérations. Dans les zones les plus denses, il serait judicieux que des métropoles émergent, tandis que le rôle du département doit être réduit, voire supprimé. Il faut en effet envisager une absorption du département par la région dans les territoires les plus denses ou les plus homogènes, par exemple en région parisienne ou lyonnaise, en Alsace ou pour le Nord-Pas-de-Calais. Parallèlement, une réforme profonde de l'Etat est indispensable. Aujourd'hui, l'Etat ne gère plus les compétences transférées aux collectivités, mais dans ces domaines, il continue à imposer des réglementations coûteuses, dont seules les collectivités assument l'impact financier. Limitons les interventions de l'Etat et attribuons un véritable pouvoir réglementaire aux régions mais aussi aux autres niveaux, pour chacun dans ses domaines de compétences.
Propos recueillis par Thomas Beurey
* Eric Giuily livre un témoignage inédit sur les origines et les enjeux des premières lois de décentralisation dans un ouvrage qui vient de paraître aux éditions Berger-Levrault, Il y a 30 ans, l'Acte I de la décentralisation, ou l'histoire d'une révolution tranquille.