Un rapport sénatorial dénonce le "business de la déradicalisation"
Face à l'échec de la prise en charge des personnes radicalisées, un rapport sénatorial préconise de s'appuyer davantage sur les politiques de prévention des collectivités, à l'instar de ce qui se fait à Vilvorde, en Belgique.
"La déradicalisation : seuls ceux qui en vivent y croient." Cette citation illustre le profond malaise qui entoure le programme national de "déradicalisation" djihadiste lancé à partir 2014 (avant même les attentats de 2015). Elle provient du rapport d’étape remis à la commission des lois du Sénat, mercredi 22 février, par les sénatrices Esther Benbassa (EELV) et Catherine Troendlé (LR) sur le "Désendoctrinement, désembrigadement et réinsertion des djihadistes en France et en Europe". Un intitulé qui prend ses distances avec la notion même de "déradicalisation", sans doute en raison de son côté un peu trop orwellien.
Le constat dressé par les sénatrices est sans appel. C’est même un "fiasco complet", a lancé le président de la commission des lois du Sénat, Philippe Bas, lors d'une conférence de presse.
"Effets d'aubaine financière"
Les sénatrices estiment que le programme a été conçu dans la précipitation et elles n’hésitent pas à dénoncer un "business de la déradicalisation". "Plusieurs associations, recherchant des financements publics en période de pénurie budgétaire, se sont tournées sans réelle expérience vers le secteur de la déradicalisation", a expliqué Esther Benbassa à cette occasion. Les pouvoirs publics se sont appuyés "sur des acteurs associatifs dont l’expérience en matière de prévention et de traitement de la radicalisation n’est pas toujours ou encore avérée", enfonce le rapport qui pointe ainsi des "effets d’aubaine financière". Pire un "gouffre à subventions". Certaines structures comme la Maison de la prévention et des familles de Seine-Saint-Denis ont défrayé la chronique judiciaire.
Le rapport écorne aussi l’expérience conduite par l’Etat à Pontourny, sur la commune de Beaumont-en-Véron (Indre-et-Loire), qui s’est soldée par un échec cuisant. Manuel Valls voulait en faire la vitrine de son dispositif et avait même promis un "centre de réinsertion et de citoyenneté" dans chaque région. Il n’en a rien été. "D’une capacité maximale de 25 places", le centre de Pontourny requalifié entre temps "de prévention, d’insertion et de citoyenneté" n’a accueilli simultanément, à sa plus forte affluence, que 9 personnes". Son dernier pensionnaire est parti après avoir été condamné à quatre mois de prison avec sursis pour violences et apologie du terrorisme, le 9 février.
La "bande des salafistes rigoristes"
Initialement, le programme de Pontourny devait se dérouler sur une période de dix mois. Dans la réalité, aucune personne n’est restée plus de cinq mois. Bien d’autres affaires ont terni l’image de ce centre qui a entraîné la "défiance des riverains", "plusieurs élus locaux ont d’ailleurs appelé à sa fermeture". Loin de déradicaliser ses pensionnaires, il aurait même conduit à un "phénomène d’emprise, paradoxal dans un lieu censé y remédier" : trois d’entre eux se sont en effet autoproclamés la "bande des salafistes rigoristes". Le budget annuel de ce centre, qui emploie 27 personnes, avoisine les 2,5 millions d’euros. Le ministre de l’Intérieur Bruno Le Roux a accepté un moratoire mais a indiqué le 14 février au Sénat qu’il reprendra dans le futur. Les sénatrices remettent en cause l’idée du volontariat qui donne une "fragilité intrinsèque" au programme. "Ce bilan d'étape doit permettre d'alerter les autorités et montrer que la réponse apportée dans la précipitation n'est pas viable", ont -elles souligné.
Placer les collectivités au coeur d'une politique de prévention
Le rapport recommande de s’inspirer de la Belgique qui a placé les collectivités au cœur d’une politique de prévention. "L’expérience belge démontre que chaque collectivité adopte des attitudes différentes dans la prise en charge de ces personnes, soit en recourant à des dispositifs exceptionnels en raison d’une menace forte et avérée de radicalisation (...), soit en s’appuyant sur les outils de droit commun." La mission s’est en particulier intéressée à la démarche "volontariste" mise en œuvre par le bourgmestre de Vilvorde dès 2013, avec une politique locale de prévention de la radicalisation et un service dédié, à côté du service de prévention de la délinquance. Ce service est chargé de sensibiliser les écoles, les hôpitaux, d’accompagner les personnes suivies (visites à domicile, rencontre avec des assistants sociaux…). La mission sénatoriale rejoint ainsi les recommandations du Forum européen pour la sécurité urbaine (Fesu) dans son ouvrage "Prévenir et lutter contre la radicalisation à l’échelon local" paru en septembre 2016. Le Fesu s’était lui aussi intéressé à la Belgique, notamment à la stratégie locale de la ville de Liège, impliquant les services municipaux, sociaux, policiers, scolaires et d’aide à la jeunesse.
La prison vecteur de radicalisation
La mission s’est aussi penchée sur la prise en charge des personnes placées sous main de justice. La prison "constitue l’un des vecteurs de radicalisation sous l’effet de l’incarcération d’individus condamnés pour des infractions terroristes", expliquent les sénatrices qui rappellent que le ministère de la Justice a décidé de mettre un terme aux cinq quartiers créés pour les personnes radicalisées. Un nouveau plan a été lancé par la suite en octobre 2016, mais "la très grande majorité des détenus radicalisés sont aujourd’hui mêlés au reste de la population carcérale sans traitement particulier".
La mission se félicite en revanche du bilan "particulièrement positif" du programme conduit à Mulhouse entre la cour d’appel de Colmar et le tribunal de grande instance de Mulhouse, la municipalité et le groupe hospitalier. Le pilotage a été confié à l’association Accord 68 (association d’aide aux victimes). Ce programme réservé aux personnes placées sous main de justice pourrait être décliné "dans d’autres territoires", préconisent les sénatrices, pointant cependant la fragilité de son financement qui provient de l’aide aux victimes.
Le rapport définitif de la mission d'information doit être rendu en juillet, ont annoncé les sénatrices. Leurs travaux seront bientôt étayés par ceux de la mission d’information de la délégation du Sénat aux collectivités, conduite par Jean-Marie Bockel et Luc Carvounas, précisément sur le rôle des collectivités dans la prévention de la radicalisation. Leurs conclusions sont attendues pour le début du mois de mars 2017.