Prévention - Radicalisation : "Nous sommes encore loin d'avoir bâti un réseau décentralisé de prise en charge"
Les préfets ont "le devoir d'informer régulièrement les maires sur la nature et l'intensité des menaces qui concernent leur territoire". En clôturant les premières Rencontres nationales Etat-Collectivités sur la radicalisation, lundi 24 octobre, le Premier ministre Manuel Valls s'est voulu rassurant sur la question qui taraude les élus depuis plusieurs mois : l'accès aux informations. Mais "il faut cesser de réduire ce débat à la fiche S", a-t-il aussitôt ajouté. Quelques heures plus tôt, le ministre de l'Intérieur était lui aussi revenu sur le refus qu'il avait opposé, il y a quelques jours, aux élus demandant l'accès à ce fichier, dont le sénateur UDI Hervé Maurey, auteur d'une proposition de loi allant dans ce sens. "En matière de renseignement, trop partager l'information équivaut à partager l'activité elle-même, puisque celle-ci repose précisément sur le recueil et l'exploitation de l'information", a-t-il justifié, lors de ce grand colloque qui réunissait à la Cité des sciences un parterre d'élus, de travailleurs sociaux, de chercheurs, sous l'égide du gouvernement et des grandes associations d'élus (AMF, ADF, Régions de France, APVF).
"Droit de savoir" sur les employés dangereux
Presque un an après le grand rassemblement organisé au Palais des congrès au lendemain des attentats du 13 novembre et six mois après la signature de la convention avec l'Association des maires de France (AMF), le 19 mai, les élus cherchent toujours leur place dans le dispositif de lutte contre la radicalisation. Lors d'une table ronde organisée à l'occasion du congrès des maires, plusieurs d'entre eux avaient demandé d'être informés sur les fichés S présents sur leur commune ou dans leur service. Lors de ces rencontres, le sujet n'a finalement pas été mis sur la table comme on aurait pu s'y attendre. Pour André Laignel, maire d'Issoudun et prémier vice-président délégué de l'AMF, cette dernière "n'a jamais demandé la communication des fiches S qui doivent rester ce qu'elles sont". Cependant, le maire, en tant qu'employeur est "en droit de savoir" si un de ses employés présente un caractère dangereux. Il a ainsi demandé d'élargir "le plus vite possible" la liste des fonctions pouvant faire l'objet d'une enquête préalable à l'embauche. "Dans le respect du secret partagé, il faut trouver les modalités afin de mieux informer le maire du retour sur sa commune d'un djihadiste", a-t-il insisté.
Bilan de la radicalisation
Pour fluidifier les échanges, une instruction a été envoyée aux préfets le 14 septembre pour leur demander "de rencontrer les maires confrontés dans leurs communes à des phénomènes de radicalisation de certains de leurs ressortissants", a indiqué Bernard Cazeneuve. Il a aussi précisé qu'un "groupe de travail" composé de représentants du ministère de l'Intérieur et des grandes associations d'élus avait tenu sa première réunion le 14 octobre. "Nous sommes actuellement en train de réfléchir aux possibilités d'échange d'informations au sein des CLSPD, notamment l'information nominative."
Le colloque a été l'occasion de dresser un bilan de la radicalisation (ou de la radicalité) en France. Ainsi, d'après Bernard Cazeneuve, 2.000 Français ou résidents en France sont "impliqués" dans les filières de recrutement. Parmi eux, 700 sont présents en Syrie ou en Irak, dont 280 femmes et 19 mineurs combattants. 217 y ont laissé la vie. Pour Manuel Valls, ces individus, de retour en France, "posent des risques de sécurité immenses". Par ailleurs, 1.370 personnes sont visées par une enquête en raison de leur dangerosité et 12.000 personnes ont été signalées au numéro vert pour radicalisation. Les signalements donnés sont confirmés "dans environ 70% des cas", a précisé Manuel Valls.
C'est "défi gigantesque", a-t-il dit. "J'ai parlé d'une génération, c'est, je le crois, l'horizon qu'il faut nous donner", a-t-il poursuivi, évoquant même "un changement de culture de sécurité", "un changement dans les mentalités pour intégrer la menace dans notre vie quotidienne".
"Le partage d'informations avec les élus existe déjà très largement"
Au-delà des questions que soulève la détection des personnes radicalisées (que peuvent les "indicateurs" face à la dissimulation ?), le gouvernement donne quelquefois l'impression d'avancer à tâtons. On passera sur les démêlés judiciaires de la Maison de prévention et de la famille de Seine-Saint-Denis inaugurée en 2014. Ou sur les relations compliquées avec Dounia Bouzar, directrice du Centre de prévention contre les dérives sectaires de l'islam (voir notre article du 5 septembre 2016)… Nouvel épisode : le 25 octobre, un jour après le colloque, le garde des Sceaux Jean-Jacques Urvoas a fait savoir qu'il mettait fin aux cinq unités dédiées aux radicalisés en France. Le fonctionnement de ces unités avait été sérieusement mis en cause dans le magazine Dossier Tabou sur l'islam diffusé sur M6 fin septembre. Un rapport de juillet dernier du Contrôleur général des lieux de privation de liberté n'était pas moins critique.
Evoquant les dispositifs de prise en charge, Manuel Valls, a cependant loué, lundi, le travail des "cellules départementales de suivi et d'accompagnement des familles" qui sont, selon lui, "un outil particulièrement utile de traitement des situations individuelles". "Dans ce cadre, le partage d'informations avec les élus existe déjà très largement", s'est-il félicité. Même si nombre d'entre eux se plaignent encore de ne pas y être associés. "Nous avons fait beaucoup, mais nous sommes encore loin du compte, encore loin d'avoir bâti un réseau décentralisé complet de prise en charge", a reconnu le Premier ministre.
"Diversifier les modalités de prise en charge, territoire par territoire"
Manuel Valls a repris les objectifs qu'il s'était assigné lors de la présentation de son Plan d'action contre la radicalisation et le terrorisme, le 9 mai 2016 : "Il faudra au moins doubler les capacités de prise en charge d'ici à la fin 2017." "Déjà depuis mai, les dispositifs locaux sont passés de 1.600 à 2.240 individus pris en charge et de 800 à 970 familles accompagnées", a-t-il dit. Le Premier ministre a rappelé également que le FIPD (Fonds interministériel de prévention de la délinquance) avait été abondé de 40 millions d'euros, ce qui porte à 100 millions d'euros sur trois ans les fonds dédiés à la lutte contre la radicalisation. Ces crédits permettront de "diversifier les modalités de prise en charge, territoire par territoire, et soutenir les acteurs qui s'investissent dans ce champ". Plusieurs exemples de bonne coordination ont émaillé cette journée, comme le Capri (Centre d'action et de prévention contre la radicalisation des individus) de Bordeaux initié par la préfecture et associant la ville, ou l'Addap 13 qui, dans les Bouches-du-Rhône, travaille sur l'accompagnement et le suivi des familles... Manuel Valls a aussi évoqué le premier centre de prévention, d'insertion et de citoyenneté inauguré à la rentrée en Indre-et-Loire où il s'est rendu la semaine dernière. "Il faudra en ouvrir d'autres, comme je m'y suis engagé", a-t-il dit, sans toutefois reprendre l'idée d'un centre par région comme il l'avait annoncé en mai dernier.
De son côté, le ministre de la Ville de la Jeunesse et des Sports Patrick Kanner a rappelé que 435 plans de prévention de la radicalisation seraient associés aux contrats de ville "d'ici la fin de l'année". A ce titre, il a souligné le rôle important que jouent les associations. Une convention a été passée le 14 octobre, avec la prévention spécialisée. Le ministre a signé deux autres conventions avec les Points d'accueil écoute jeunes et la Fédération nationale des écoles, des parents et des éducateurs, en marge de ces rencontres. S'agissant de la prévention spécialisée, aujourd'hui financée par les départements, Patrick Kanner s'est demandé si elle n'avait pas vocation à "redevenir un service public national". Il a aussi insisté sur l'ouverture des espaces associatifs, centres sociaux et maisons de quartier, le soir et le week-end, expérimentés dans cinq départements (Bouches-du-Rhône, le Vaucluse, le Val d'Oise, la Seine-et-Marne, le Val-de-Marne). Le budget (un million d'euros en 2016) sera multiplié par cinq dans le PLF 2017 pour soutenir cette démarche "dans toutes les villes qui le souhaitent", a-t-il annoncé.
Limites du contre-discours
Enfin, Manuel Valls a insisté sur le rôle "des chercheurs, des universitaires, des spécialistes, pour analyser, appréhender ce phénomène dans sa globalité et dans sa complexité." Il a aussi appelé à "contrecarrer la propagande djihadiste (…) en particulier dans la sphère numérique". Le préfet Christian Gravel, directeur du Service d'information du gouvernement, a ainsi demandé au élus de mieux faire connaître le dispositif Stop-djihadisme.gouv.fr. Plus qu'un site, il s'agit d'une équipe très présente sur les réseaux sociaux pour diffuser la position de l'Etat et combattre les thèses "complotistes". La Commission européenne se veut aussi très active sur le terrain de la propagande. On se souvient que l'an dernier, une "task force" avait été installée pour contrecarrer le discours des médias russes, cette équipe va être transformée en département à part entière. Une équipe du même type existe pour contrecarrer la propagande djihadiste : l'ESCN. Hugo Mac Pherson, expert britannique au sein de l'ESCN, a ainsi invité à bâtir "une architecture de communication reposant sur un partenariat entre gouvernement, industriels et société civile".
Deux voix sont venues apporter un sérieux bémol à cette idée de contre-discours. "Je ne sais pas comment c'est possible", a réagi Tobie Nathan, professeur émérite de psychologie clinique et de psychopathologie qui s'est occupé du suivi d'une cinquantaine de familles. "C'est un projet international, politique qui les engage dans une voie héroïque. On leur propose des choses qui sont un peu dérisoires", a-t-il commenté. Pour Sabine Riss, psychologue auprès de personnes radicalisées en milieu carcéral, "le contre-discours peut même être dangereux". "C'est une clinique, un travail social très exigent." "On n'arrivera pas à faire quelque chose de si grandiose" que les "propositions pseudo-idéologiques et les solutions miraculeuses" de l'islamisme radical. "La solution, il faudra la trouver." On pourra regretter en revanche que le colloque ait totalement fait l'impasse sur les liaisons dangereuses de certains élus avec les salafistes ou avec le Qatar...