Aménagement numérique - Très haut débit : les opérateurs souhaitent redistribuer les cartes
Les opérateurs ont-ils toujours la même volonté d'investir sur la fibre optique ? Tous, ou presque, confirment leurs engagements... mais ne semblent pas pressés d'abandonner le haut débit dont le succès n'est pas démenti. Le colloque annuel de l'Arcep, qui réunissait le 25 septembre tous les grands acteurs des télécoms et les élus, s'est présenté comme un espace privilégié d'observation de cette tendance et des tensions qui en résultent.
"Le cuivre recèle encore beaucoup de promesses", a par exemple glissé Maxime Lombardini, le directeur général d'Iliad en annonçant que sa compagnie dégrouperait davantage en 2012 qu'en 2010 et 2011 : "La montée en débit est une excellente initiative et nous formons beaucoup d'espoirs sur le VDSL*." Quelques jours auparavant, la signature de contrats de co-investissement FTTH** avait bien été annoncée sur les villes de Brest, Reims, le Havre, Dijon ; mais c'est surtout la commande de raccordement et de dégroupage de 1.500 nouveaux répartiteurs (NRA) couvrant 1,5 million de lignes qui retenait l'attention.
Même tendance chez Bouygues Télécom. Olivier Roussat, le directeur général, a longuement évoqué "la seconde vie du cuivre" avec l'arrivée du VDSL2*** et de technologies permettant de franchir la barrière des 100 Mbts, si bien qu'il prévoit lui aussi "de relancer de nouvelles opérations de dégroupage".
France Télécom-Orange, bénéficiaire de la rente du cuivre, s'est montré plus discret. Son représentant, Pierre Louette, directeur général adjoint, a plutôt mis l'accent sur le déroulement au niveau local du plan d'investissement annoncé. Il a confirmé un niveau record d'investissement de 350 millions sur la fibre, en 2012, et un déploiement amorcé sur 60 agglomérations représentant 5 millions de foyers. Mais il n'a pas oublié non plus de souligner l'importance de combiner les technologies "pour gérer au mieux les attentes selon la configuration des territoires".
Le cuivre plus florissant que la fibre
Dans le débat "renaissant" sur l'extinction du cuivre, évoqué à plusieurs reprises ces dernières semaines par Fleur Pellerin, la ministre de l'Economie numérique, la bonne santé du haut débit et ses avancées technologiques compliquent un peu plus la tâche des stratèges qui planchent sur le déploiement de la fibre. En laissant les deux technologies se concurrencer, on sait que les réflexes conservateurs devraient plutôt l'emporter. "Pourquoi passer à la fibre, ma connexion est bien suffisante...", font observer les usagers. Quant aux opérateurs, ils perçoivent de nouvelles potentialités à exploiter.
Le plan national très haut débit, porteur d'une vision à plus long terme, peut-il être affecté ? Probablement. Mais il faudra "faire avec" et aussi "trancher dans le sens de l'intérêt général" en prévision des besoins futurs. Robert Vassoyan, le directeur général de Cisco, nous prédit en effet "un déluge de données" pour demain. Selon les estimations du Visual Networking index de Cisco, les capacités d'ici à 2020 devraient être multipliées par 4 ou 5 pour le fixe et par 18 ou 20 pour le mobile. Devant cette formidable accélération, le succès du haut débit sur cuivre fera sans doute encore illusion quelques temps, mais seules les capacités illimitées de la fibre pourront absorber les effets de la croissance de l'internet fixe et mobile.
Le casse-tête du déploiement
Fleur Pellerin, qui porte la révision du plan national, veut avancer "rapidement sur la couverture et sur le financement". L'annonce récente d'un "mix" technologique a pu inquiéter, mais la priorité constamment rappelée est bien celle du déploiement de la fibre. Plusieurs conditions doivent pour cela être remplies.
Les difficultés de commercialisation du FTTH constituent l'un des obstacles à lever. Fleur Pellerin étudie de nouveaux leviers de relance des souscriptions notamment l'accès aux logements, l'incitation économique au basculement, pour les consommateurs et pour les opérateurs, et l'effacement progressif du cuivre au profit de la fibre. Sur ce dernier point, elle a signalé une première expérimentation dans une commune de la région parisienne (1).
La réussite du déploiement repose aussi sur un consensus minimal avec le secteur privé. Or quelques fissures entre opérateurs sont apparues au cours des débats. Stéphane Roussel, le nouveau PDG de SFR, n'a pas caché ses doutes sur les zones les moins denses sur lesquelles "il n'y a pas d'intérêt économique". Il s'est montré provocateur et "offensif" en relançant l'idée de la création d'un "France Fibre", autrement dit d'un acteur unique qui serait chargé du déploiement du très haut débit sur ces zones. France Télécoms-Orange ne pouvait que s'y opposer fermement : "Je me méfie des fausses bonnes idées qui sont de vieilles lunes. Reconstruire des structures publiques étatiques embarquant tout le monde prend du temps, ne marche pas très bien et ne respecte pas le cadre de l'initiative privée", réfute Pierre Louette. En laissant entendre, dans une interview donnée au Figaro, que les ministres étaient "tous favorables" à une telle solution, Stéphane Roussel a "mouillé" également l'exécutif.
Fleur Pellerin a rapidement démenti la chose dans un communiqué publié après le colloque : "Les travaux du gouvernement sont en cours, a-t-elle rappelé, et la feuillle de route permettant de couvrir l'intégralité du territoire en très haut débit n'est pas arrêtée à ce jour." Au passage, elle a demandé à l'opérateur et à ses actionnaires de confirmer leurs engagements sur le très haut débit, affirmant, dans ce domaine, le renforcement de la présence de l'Etat.
Les petits opérateurs, aiguillons du marché ?
L'échéance des décisions approchant, les opérateurs, y compris les acteurs de taille intermédiaire, intensifient leurs actions de lobbying. Numéricable semble vouloir enfoncer le clou, en se présentant comme le seul opérateur rentable sur la fibre. Eric Denoyer, son président, valorise ses 530.000 abonnés à plus de 100 Mbps (et déjà, même, à 200 Mbps sur Paris) en rappelant sa place de premier acteur du déploiement du très haut débit en France. Et assure vouloir "rendre éligibles, d'ici à 2014, six millions de foyers, bien au-delà des zones denses". Dans l'environnement relativement atone du marché de la fibre, le discours se veut conquérant et séduisant.
Peut-on pour autant attendre de Numéricable qu'il joue le rôle d'aiguillon concurrentiel auprès des opérateurs intégrés ? Certes, en termes de prises raccordables, son potentiel est élevé sur le FTTLA****, une technologie intermédiaire entre le VDSL et le FTTH. Mais déploiement ne rime pas toujours avec commercialisation. Son activité de fournisseur d'accès internet (FAI) demeure limitée, avec un million d'abonnés toutes technologies confondues et apparaît surtout faible en termes de progression annuelle (croissance attendue de 2,5% en 2012). A défaut d'accélération hier, l'opérateur dit vouloir s'en donner les moyens aujourd'hui. Il prépare de nouvelles ouvertures, susceptibles d'intéresser les réseaux d'initiative publique (RIP), notamment sur cette activité de FAI : "Nous déployons la technologie Numéricable sur les réseaux FTTH de collectivités avec les mêmes boxes que celles utilisées sur le câble", a-t-il annoncé.
Les "opérateurs d'opérateurs", comme Axione, Covage ou Altitude Infrastructure souhaitent aussi attirer l'attention. Spécialisés dans la gestion des RIP, ils ont, au fil des années, développé des éco-systèmes associant les usages et les services et semblent fortement ancrés sur le local. Eux aussi soulèvent la question du cuivre et attendent du gouvernement qu'il fixe une échéance : "Nous avons besoin de visibilité pour fabriquer des modèles pertinents", insiste Pierre Eric Saint-André, directeur général d'Axione. Néanmoins, leur équilibre reste fragile. "Les RIP ont besoin que leur spécificité soit reconnue dans les schémas législatifs et réglementaires", complète-t-il. Une reconnaissance qui avait d'ailleurs été avalisée lors du vote de la proposition de loi Leroy-Maurey au Sénat.
L'enjeu est aussi... industriel
Ainsi, le gouvernement va devoir arbitrer sur un sujet économiquement hypersensible, dont l'enjeu est rappelé par Fleur Pellerin : "La France ne peut pas se permettre un échec industriel et stratégique en matière de télécommunications alors qu'elle doit s'engager encore plus volontairement sur la voie du numérique et de la compétitivité." La fibre est aussi portée par une industrie. Son impact attendu sur la performance des entreprises et sur la qualité de l'aménagement du territoire mobilise de nombreux acteurs. Pour avancer dans une économie de marché, l'engagement des opérateurs télécom demeure une variable essentielle. La recherche du point d'équilibre se situe sans doute dans le maintien d'un contrat favorable mais plus contraignant en termes de respect des engagements. On a vu que le déploiement était essentiel mais qu'il ne conduisait pas automatiquement à des résultats tangibles en termes de commercialisation. L'équilibre repose aussi sur le traitement des zones moins denses. L'action publique restera déterminante sur ce segment mais la mobilisation de capitaux privés ne pourra qu'améliorer la pénétration et le temps de déploiement. Une partie d'autant plus "serrée" qu'une fois les décisions prises, les retours en arrière seront difficiles à opérer.
Philippe Parmantier / EVS
(1) France Télécom-Orange qui est, par ailleurs, titulaire de la DSP FTTH du plateau de Saclay, prépare la fermeture définitive du réseau de cuivre sur la commune de Palaiseau. Les habitants seront progressivement invités à souscrire une offre très haut débit auprès des opérateurs existants sur le site, en prévision de cette fermeture.
DERRIERE LES SIGLES
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Le VDSL (very high speed digital subscriber line) est une technologie permettant d'acheminer des débits via une connexion fibre jusqu'au sous répartiteur puis de le distribuer à l'abonné via la paire de cuivre. Mais cette technologie dérivée du xDSL présente les mêmes faiblesses : plus l'abonné est éloigné du point de raccordement et plus le signal s'affaiblit. Le VDSL permet d'atteindre le très haut débit (50 mbps) en réception et 2 Mbps en émission.
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Le FTTH (ou fiber to the home qui signifie littéralement en français "fibre optique jusqu'au domicile") : en rupture totale avec l'ADSL et les autres technologies comme le FTTLA, la liaison FTTH utilise un brin de fibre optique de "bout en bout", c'est-à-dire du nœud de raccordement optique (NRO) jusqu'à l'abonné. Les débits sont potentiellement illimités et surtout symétriques ce qui signifie identiques dans les deux sens. On notera qu'il existe une technologie FTTH partagée (GPON) moins coûteuse à mettre en œuvre (Orange et SFR, en partie) mais aussi moins flexible que le FTTH dédié. C'est bien la symétrie de la puissance en émission et en réception et le caractère illimité du débit qui font toute la différence du FTTH avec les autres technologies.
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Le VDSL2 (ou very high speed digital subscriber line 2) est le protocole de transmission de données à haut débit, successeur (ou complément) du VDSL. Parmi les améliorations notables, la vitesse maximale théorique passe à 100 Mbps dans les deux sens, mais la distance "efficace" est réduite à 1.500 mètres par rapport au point de raccordement.
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Le FTTLA (ou fiber to the last amplifier, qui signifie en français "fibre jusqu'au dernier amplificateur) est une technologie dérivée du FTTB*****, utilisée par Numéricable pour moderniser son réseau. Elle consiste également à acheminer la fibre jusqu'au pied de l'immeuble et permet d'atteindre 100 Mbps en standard et dans certaines zones, comme Paris, 200 Mbps en réception et 10 Mbps en émission avec l'utilisation d'une nouvelle box.
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Le FTTB (ou fiber to the building, signifiant littéralement en français "fibre jusqu’au pied d’immeuble" ou "fibre jusqu’au bâtiment") relie un immeuble à un point de raccordement optique. Du pied de l'immeuble à l'abonné, la paire de cuivre est encore utilisée comme support mais avec la technologie VDSL2 qui permet d'atteindre dans ce cas des débits compris entre 50 et 100 Mbps.
S.T.