Transports publics : faire plus avec moins
Lors de la séance d’ouverture des rencontres nationales du transport public à Toulouse, les intervenants ont fait les comptes : la crise, dont les effets se font encore ressentir sur la fréquentation, laisse le secteur exsangue, alors que les investissements sont plus que jamais nécessaires pour développer l’offre, seul moyen de reconquérir les voyageurs, et accélérer la "transformation" climatique. Ils appellent l’État à "pousser le quoi qu’il en coûte aux transports en commun".
"Entre épreuve et nouvelles opportunités, les acteurs de la mobilité durable face à la crise sanitaire". Tel était le thème de la plénière d’ouverture des Rencontres nationales du transport public 2021 (qui se tiennent à Toulouse du 28 au 30 septembre), sur lequel ont planché une quinzaine d’intervenants ce 28 septembre. Épreuves au pluriel aurait sans doute été plus juste, tant elles ont été – et sont encore – nombreuses. "On n’est pas encore dans l’après", précise ainsi Marie-Claude Dupuis, directrice Stratégie, innovation et développement à la RATP, pour qui "la priorité est de faire revenir les voyageurs". Une priorité partagée par tous. À entendre les uns et les autres, si 4 clients sur 5 ont repris le chemin des transports publics, 20% manquent encore à l’appel, parmi lesquels "une bonne moitié sera difficile à convaincre".
Assurer "les fondamentaux"
"On ne reconquerra pas tous les anciens clients", avertit d’ailleurs, parmi d’autres, Charles-Éric Lemaignen, à la fois vice-président d’Orléans Métropole et du Groupement des autorités responsables de transport (Gart). "Il faut donc en attirer de nouveaux." Pour cela, une seule voie : "il faut développer l’offre", assure-t-il, avec une "qualité de service incontournable". Un dernier axe cher à Louis Nègre, président du Gart, qui invite "d’abord à assurer les fondamentaux : des transports propres, à l’heure, agréables…". "Et à redonner confiance", ajoute Catherine Pila, présidente d’Agir et de la Régie des transports métropolitains (RTM, métropole Aix-Marseille-Provence), tant en matière sanitaire ("nous assurons la nébulisation de la totalité de notre matériel roulant") que sécuritaire – en luttant "contre le sentiment d’insécurité, qui reste prégnant alors que les transports marseillais sont sûrs".
"Ne pas jouer petit bras"
De manière générale, Louis Nègre exhorte "à ne pas être dans une position défensive, mais offensive".
Une vision partagée par Jean-Pierre Farandou, président du directoire de la SNCF, pour qui "on ne peut pas jouer petit bras. Il faut de l’ambition : de qualité, de volume, de performance". Lui s’est fixé pour objectif "0 panne technique dans dix ans à la SNCF grâce à la maintenance prédictive", et plus généralement "de faire aussi bien que les Suisses ou les Japonais". "Il faut réenchanter les transports publics", s’est pour sa part enflammée Marie-Ange Debon, présidente de l'Union des transports publics et ferroviaires (UTP).
Nécessaire innovation
Pour Jean-Michel Lattes, président de Tisséo Collectivités, autorité organisatrice des mobilités de la grande agglomération toulousaine, cette reconquête "passe par l’innovation". Notamment technologique – "sur les usages, parce qu’un bus électrique n’a jamais attiré un nouveau client", insiste Charles-Éric Lemaignen. Les Maas (offres de mobilité en tant que service) ont bien évidemment été convoquées, même si tant Mohamed Mezghani, secrétaire général de l'Union internationale des transports publics (UITP), que Marie-Claude Dupuis, dont l’entreprise a racheté Mappy, ont reconnu que "le modèle économique n’a pas encore été trouvé".
Mais pas seulement : il faut innover "tous azimuts". Que cela soit en matière d’horaires, de tarification – "faire simple : il faut arriver au titre unique, même si on devra s’écharper pour y parvenir, et aller vers le post-paiement", précise l’élu orléanais –, de parcours ("travailler les périphéries", exhorte Marie-Ange Debon, sous peine "de gilets jaunes encore plus violents", prévient Charles-Éric Lemaignen), etc.
Une nécessité d’autant plus grande, selon Thierry Mallet, PDG de Transdev, "qu’on ne reviendra pas au monde d’avant. Nous avons besoin de nous réinventer", singulièrement pour relever "le défi de la transformation, et non de la transition, énergétique", face à laquelle "notre responsabilité collective est d’aller beaucoup plus vite".
La guerre des modes aura-t-elle lieu ?
Pour Jean-Luc Gibelin, vice-président de la région Occitanie, "la véritable question est celle des infrastructures", qui devront favoriser l’intermodalité. Elle seule permettra de "rendre la mobilité facile". L’élu exhorte ainsi l’État – "c’est une responsabilité régalienne" – à investir massivement "dans la route, le ferroviaire, le fluvial… Il y a urgence". Une position qui n’emporte pas, loin s’en faut, l’adhésion de Pierre Serne, président du Club des villes et territoires cyclables : "tout mobiliser sur le lourd et le ferroviaire va à contre-courant de l’histoire. Parier sur des infrastructures à Toulouse sans savoir si le climat sera celui d’Alger ou de Tombouctou, sans savoir où seront les gens dans 15 à 20 ans, penser qu’en matière de transports, plus c’est gros, mieux c’est, est une vision dépassée. On ne mettra pas des trains et métros sur tout le territoire", a-t-il lancé. Et de plaider pour des "modes plus adaptables comme le bus ou le vélo".
"Je n’oppose pas les systèmes de transports, je les combine", revendique pour sa part Jean-Michel Lattes, tentant de conjurer le spectre de la guerre des modes de transports. Convaincu que "l’avenir est à la multimodalité vélo/transports en commun", il alerte sur la nécessité d’une voirie elle aussi "multimodale", alors que les conflits d’usage entre piétons, cyclistes et automobilistes vont par ailleurs croissant (voir notre article).
Espoir, interrogations…
Face à ce double défi de la reconquête des voyageurs et du développement de transports durables, il est des motifs d’espoir. "La crise a montré que la capacité d’adaptation existe. Nous avons appris à travailler de manière différente, à tisser des relations différentes avec les voyageurs", souligne Thierry Mallet ou encore Jean-Pierre Farandou, vantant la "souplesse" insoupçonnée de la SNCF.
Il est aussi de grandes interrogations : "quelle sera l’évolution du télétravail, alors que seulement la moitié des actifs comptent aller de nouveau tous les jours à leur travail ? Quid du retour du tourisme dans les grandes agglomérations ?", pointe Mohamed Mezghani.
… et vives inquiétudes
Il est surtout des motifs d’inquiétude. Bruno Bernard, président de la métropole de Lyon, se dit ainsi "très loin d’être confiant". La crise a laissé le secteur exsangue, d'autant que le choix a souvent été fait "du maintien d’un haut niveau d’offre pendant la crise, bien supérieur à la fréquentation", précise Grégoire de Lasteyrie, élu de la région Île-de-France. Par exemple, 131 millions de recettes en moins en 2020 pour le syndicat mixte des transports pour le Rhône et l'agglomération lyonnaise (Sytral) et environ 3 milliards sur 2020-2021 pour Île-de-France Mobilités. Hors Île-de-France, Louis Nègre fait aussi les comptes : "Bonne nouvelle. Avec les 400 millions récemment annoncés, on a enfin rattrapé le retard du Grenelle de 2009. Mauvaise nouvelle, il manque 700 millions : 200 millions de perte du versement mobilité, 500 millions de recettes tarifaires. Le compte n’y est pas".
"On est en train d'enlever pour les AOM les capacités d'investissement", se lamente Bruno Bernard, qui rappelle que ce sont "des enjeux de pollution, de cadre de vie, de pouvoir d'achat pour les citoyens, et aussi des enjeux de relance, de travaux pour les entreprises de travaux publics". Regrettant que les "transports en commun soient les oubliés du plan de relance", il déplore plus largement que "les gouvernements successifs n’ont pas compris l’enjeu". Grégoire de Lasteyrie invite pour sa part le gouvernement "à pousser le quoi qu’il en coûte jusqu’aux transports en commun, à faire son devoir" en couvrant "au moins 50% des pertes sur recettes. Ce n’est pas à l’usager de payer la crise du covid". Et la région de joindre la parole aux actes, en annonçant la suspension de ses paiements à la RATP et la SNCF, faute d’accord avec le gouvernement sur la compensation des pertes liées au covid (voir notre article).
Un modèle de financement "à bout de souffle", mais à "sanctuariser"
Dans tous les cas, la crise semble avoir fait au moins un mort : la "gratuité" des transports publics. "Nous ne pouvons pas nous passer des recettes tarifaires. L’objectif n’est pas de faire la gratuité pour tous, mais seulement pour les plus précaires", indique Bruno Bernard. Grégoire de Lasteyrie met lui aussi "en garde contre l’absence de tarification, contreproductive", de même que Philippe Duron, co-président de TDIE, qui rappelle que "le transport a un coût" et qui invite à "sanctuariser le versement mobilité et les recettes tarifaires". "Ne changeons pas de modèle de financement, même s’il est un peu à bout de souffle", plaide à son tour Charles-Éric Lemaignen.
Plusieurs pistes ont toutefois été évoquées pour dégager de nouvelles marges de manœuvre. Dénonçant les "passagers clandestins des transports publics", Marie-Claude Dupuis milite pour la "captation des plus-values foncières [générées par de nouvelles gares] qui doivent revenir en partie au financement des infrastructures". Jean-Pierre Farandou exhorte, lui, à "oser ouvrir les discussions sur la fiscalité verte", rejoint ici par Philippe Duron qui propose de "créer un impôt sur l’énergie alors que la lutte contre le changement climatique va entraîner une régression de la TICPE", ou encore la "taxation des colis, non pas via les transporteurs, mais les plateformes" (dans les deux cas, le consommateur sans doute).
Revivifier les villes moyennes
Les difficultés ne se limitent toutefois pas à la seule question financière. Philippe Duron défend ainsi deux nouveaux transferts de compétences, qui ne seront pas du goût de tous : la voirie d’une part, le stationnement de l’autre. "La mobilité, ce n’est pas que des flux, c’est aussi du stock !", rappelle-t-il. Il recommande plus généralement "une approche plus transversale" et que "la mobilité soit prise en compte en amont : urbanisme, logement…". Un préalable d’autant plus nécessaire qu’"on ne peut plus tout concentrer dans les agglomérations. Il faut faire grossir les villes intermédiaires, sinon on n’y arrivera pas", estime Bruno Bernard. Attirant l’attention "sur un souci plus délicat, le zéro artificialisation nette", Louis Nègre encourage à son tour à "revivifier les villes moyennes", alors que "les gens ne réclament pas de grands ensembles, mais qu’il ne faut plus faire de lotissements". Assurément, la voie est étroite. Pour certains, elle a même parfois des allures d’impasse.