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Aménagement du territoire - Réforme de la carte judiciaire : dernière offensive avant fermeture

Elus locaux, magistrats, avocats, syndicats, associations de justiciables : beaucoup ne parviennent toujours pas à digérer la réforme de la carte judiciaire, aujourd'hui dans sa dernière phase. Et se tournent désormais vers la Cour européenne des droits de l'homme. Le gouvernement, de son côté, promet une justice plus rapide, pour un coût moindre.

Visant à optimiser le fonctionnement de la justice, la réforme de la carte judiciaire s'achève avec la fermeture, au 1er janvier 2011, de 17 tribunaux de grande instance (TGI), après la suppression de 178 tribunaux d'instance et juridictions de proximité, 62 conseils des prud'hommes, 55 tribunaux de commerce et 85 greffes. Il reste en France, aujourd'hui, 819 juridictions, contre 1.206 en 2007, soit une diminution de 32 % en trois ans. Pourtant, l'opposition à ces fermetures, rassemblant magistrats, avocats et élus locaux, ne semble pas avoir désarmé. Ainsi les barreaux d'Hazebrouck (Nord), Marmande (Lot-et-Garonne), Morlaix (Finistère), Saint-Gaudens (Haute-Garonne), Saumur (Maine-et-Loire) et Tulle-Ussel (Corrèze) ont saisi la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) pour contester la suppression des TGI. Cette démarche fait suite au rejet par le Conseil d'Etat de la quasi-totalité des 115 requêtes déposées contre la réforme, émanant de dizaines de communes et d'associations, au nom de la justice de proximité. Elle s'appuie sur l'article 6 de la convention européenne des Droits de l'homme, qui garantit à tout justiciable un accès effectif à un tribunal et le droit à un délai raisonnable pour le traitement de son affaire. Me Monod, avocat au Conseil d'Etat et par ailleurs avocat de l'Association des petites villes de France (APVF), a récemment donné cet exemple à l'AFP : "Le TGI de Dunkerque est déjà surchargé, avec des délais d'instruction plus longs qu'Hazebrouck. On va donc vers une asphyxie vraisemblable de ce TGI." 

Inégalité devant la justice

En aucun cas, cependant, la CEDH n'est habilitée à revenir sur la décision gouvernementale de fermeture des TGI. Elle ne pourrait, en accédant à la requête des barreaux, qu'obliger l'Etat français à indemniser le préjudice subi par les avocats. "Pour les barreaux eux-mêmes et pour les avocats, il y a une atteinte incontestable à leur patrimoine. Sur le plan financier, c'est un préjudice économique considérable", a déclaré Me Monod. C'est le premier ferment de la contestation qui s'est étendue depuis 2007 : les avocats s'inquiètent des coûts supplémentaires, des pertes de temps et de clientèle engendrés par la suppression des tribunaux et la multiplication des déplacements jusqu'à une juridiction plus lointaine. "Prenons un exemple. Les entreprises qui avaient un avocat à Tulle, pour les représenter auprès du TGI, risquent fort de s'en séparer et de ne garder que leur défenseur juridique à Brive, désormais seul TGI du département. Et puis, si Tulle est la préfecture du département, c'est en raison de sa position centrale. Pour tous les justiciables et leurs avocats, situés dans le nord du département, ainsi que pour les fonctionnaires de police, chargés d'accompagner les prévenus ou détenus, il faudra faire plus de 100 kilomètres pour se rendre en audience à Brive. C'est un gaspillage incroyable de temps, d'énergie et d'argent", observe Me Sylvie Lore, avocate à Tulle. Dans cette remarque se profile un deuxième argument du mouvement contre la réforme : la création de facto d'une inégalité devant le service public de la justice. "Délais de jugement allongés, encombrement des tribunaux, la suppression des petites structures judiciaires pénalisera les citoyens les plus modestes et contribuera à aggraver les inégalités d’accès à la justice", indique l'APVF dans un communiqué du 30 décembre.

Dépassements financiers

Comme beaucoup d'élus ruraux, Jean-Luc Rietzer, député-maire d'Altkirch (Haut-Rhin), a fait les comptes : "Dans notre département, sur 377 communes, 160 n'auront plus de justice de proximité." Cette désertification judiciaire est ressentie d'autant plus vivement dans les communes, comme celle d'Altkirch, frappées par la disparition d'autres services publics. "Les citoyens de ces communes, plus encore les personnes aux revenus modestes, n'ont plus tellement les moyens de faire valoir leurs droits quand le premier tribunal est à plus de 100 kilomètres, et que parallèlement ferment les lignes ferroviaires, le bureau de poste, le bureau d'assistance sociale, la gendarmerie. Le droit à la justice devient théorique. En pratique, il est empêché", souligne Me Sylvie Lore. 
Enfin, la réforme est critiquée pour son coût, alors que son objectif affiché est la rationalisation des outils judiciaires et la réalisation de substantielles économies. René Couanau, député UMP d'Ille-et-Vilaine, membre de la commission des finances et rapporteur spécial pour le budget de la justice, a relevé les dépassements financiers de la nouvelle carte, en particulier sur le volet immobilier (aménagement et extension des tribunaux pour accueillir les activités des juridictions supprimées). "Ce volet a été chiffré à 427 millions d’euros, répartis sur cinq ans, au-dessus de la prévision initiale de 385 millions d’euros. Il est probable que cette prévision soit dépassée à nouveau, avec une durée de rénovation et de construction plus longue, allant jusqu’à dix ans", précisait-il, à l'Assemblée nationale, en octobre 2010. Avant de conclure : "Si les coûts prévus sont pour le moment respectés et les crédits prévus suffisants, le coût à moyen terme des opérations ne peut être parfaitement maîtrisable et l’on peut craindre une dépense bien supérieure aux prévisions. Il en résulte que les avantages purement financiers de ces opérations pour le budget de l’Etat ne peuvent apparaître qu’à long terme." 

"Ubuesque"

Un constat corroboré sur le terrain. A Tulle par exemple, juges, magistrats, greffiers et fonctionnaires doivent quitter un TGI qui venait d'être rénové et disposait de trois salles d'audience, pour rejoindre un tribunal, à Brive, qui ne possède que deux salles d'audience et dont les travaux d'extension, nécessaires à leur accueil, n'ont démmarré qu'en novembre 2010. "Beaucoup n'ont aujourd'hui pas de bureau. C'est ubuesque", déplore Sylvie Lore, faisant écho au questionnement de nombreux élus locaux : pourquoi fermer des tribunaux après avoir investi dans leur rénovation et devoir réinvestir dans des tribunaux inévitablement saturés par la concentration des activités ? 
De son côté, le ministère de la Justice et des Libertés martèle les objectifs de la réforme : permettre aux magistrats d’acquérir ou de conserver un niveau de technicité nécessaire, garantir la continuité du service public de la justice, améliorer les délais de traitement des contentieux, faciliter l’accès du justiciable à la justice par la concentration des effectifs de greffe, mutualiser les ressources humaines et les moyens, favoriser la mise en oeuvre de nouvelles organisations de travail plus rationnelles et plus efficaces. Le ministère rappelle également les efforts d'accompagnement consentis : 21,5 millions d'euros pour l’accompagnement social des personnels judiciaires, 20 millions d'euros pour l’aide à la réinstallation des avocats et à l’adaptation de l’exercice de leur profession, et 375 millions d'euros sur cinq ans pour 450 opérations immobilières permettant de regrouper les juridictions. Michel Mercier, le garde des Sceaux, devrait développer ces arguments lors de son déplacement, jeudi 6 janvier, à la cour d'appel d'Amiens.