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Société - Carte judiciaire : "Le déménagement du territoire continue"

Les maires des petites villes de France continuent le combat contre la réforme de la carte judiciaire. Ils protestent contre les conclusions du rapporteur du Conseil d'Etat qui n'a annulé que deux fermetures de tribunaux sur les 76 contestées. Le Conseil d'Etat, qui a mis sa décision en délibéré, doit se prononcer d'ici trois à quatre semaines.

 

"C'est le désengagement de l'Etat et le déménagement du territoire qui continuent." C'est dans ces termes que le maire de Quimperlé, Alain Pennec, a qualifié la réforme de la carte judiciaire, lors d'une réunion organisée au siège de l'Association des petites villes de France (APVF), le 4 février 2010, au lendemain d'une audience devant le Conseil d'Etat. Les maires des petites villes contestent les conclusions du rapporteur public du Conseil d'Etat concernant les recours menés contre le décret du 30 octobre 2008, réformant la carte judiciaire. Le Conseil d'Etat a examiné 115 requêtes contre la réforme, déposées par des dizaines de communes et associations. Le rapporteur public a proposé d'annuler pour "erreur manifeste d'appréciation" deux fermetures seulement de tribunaux, ceux de Saint-Gaudens et de Moulins. Au total, la réforme judiciaire prévoit la fermeture de 178 tribunaux d'instance, sur 473, et de 23 tribunaux de grande instance, sur 181. Les maires demandent l'annulation des fermetures des 23 tribunaux de grande instance et de 53 tribunaux d'instance. Et "ce sont le plus souvent les communes qui sont le fer de lance de ces recours", a précisé Alain Monod, avocat de l'APVF, lors de la réunion. "Le rapporteur public n'a voulu sanctionner que quand il y avait une erreur sur les critères utilisés pour supprimer un tribunal, comme pour Saint-Gaudens, qui est très éloigné de Toulouse et en pleines Pyrénées, ou Moulins, qui est une ville préfectorale, avec une maison d'arrêt et un complexe judiciaire important, a détaillé Alain Monod. Pour les autres, il a considéré avoir un doute mais pas de certitudes sur la légalité de ces suppressions." Le rapporteur public a en effet émis des doutes quant à l'opportunité de maintenir les fermetures des tribunaux d'instance de Barcelonnette (Hautes-Alpes), Charolles (Saône-et-Loire) et Briançon (Hautes-Alpes), ainsi que des tribunaux de grande instance de Saumur (Maine-et-Loire), Dôle (Jura), Tulle (Corrèze), Belley (Ain), Millau (Aveyron) et Guingamp (Côtes-d'Armor). Concernant l'analyse du décret, le Conseil d'Etat avait deux choix : soit le contrôler de manière normale, soit exercer un contrôle minimum de l'erreur manifeste d'appréciation. Et c'est la deuxième option qui a été retenue… "Si le Conseil d'Etat exerçait un contrôle normal, c'est le doute qui l'emporterait", a assuré encore Alain Monod. L'APVF critique aussi la procédure selon laquelle le décret a été élaboré. "Dans cette affaire, les règles de droit n'ont pas été respectées", a ainsi affirmé Martin Malvy, président de l'APVF et président du conseil régional de Midi-Pyrénées. "Il a été édité de manière arbitraire", a renchéri Alain Monod. L'APVF critique notamment le fait que le texte n'ait pas été porté pour consultation devant le Parlement et que le Conseil d'Etat n'ait pas non plus donné d'avis, la loi permettant maintenant de se passer de ses conclusions dans le cas de suppressions de juridictions. Seul le comité consultatif de la carte judiciaire a été consulté, mais l'APVF critique aussi sa composition. "Rachida Dati, alors ministre de la Justice, a réorganisé ce comité, et a provoqué la démission mi-juillet 2007 de onze de ses membres représentant l'administration", s'est ainsi indigné Alain Monod.

 

"On se battra pour avoir quelque chose en substitution"

Dans leur combat contre ces suppressions, les maires cherchent avant tout à protéger leur territoire et à y maintenir les services publics indispensables aux populations. Dans le cas de Guingamp par exemple, l'APVF met en avant le fait que le nombre d'affaires traitées par le tribunal est au-dessus du seuil pris en compte par la chancellerie pour décider de supprimer un tribunal. Autre cas qui devrait, selon l'association, être annulé : la fermeture du tribunal de Quimperlé. "Le tribunal traitait entre 900 et 1.000 dossiers de tutelle chaque année et le juge est censé passer chez les gens pour ces dossiers, détaille Alain Pennec. Maintenant, il faudra faire 50 kilomètres pour aller jusqu'au tribunal de Quimper… Beaucoup de personnes sont âgées et fragilisées et n'iront pas jusqu'à Quimper." Même problème pour le tribunal de Vendôme, dont la fermeture va obliger les gens à parcourir quelque 70 kilomètres pour les communes les plus éloignées. "Quand la ministre a décidé de supprimer le tribunal de Vendôme, elle n'a pas pensé aux autres services, comme ceux de la PJJ (Protection judiciaire de la jeunesse), qui étaient sur place. Maintenant l'Etat nous met la pression pour qu'on trouve une solution !", déplore Frédéric Diard, premier adjoint au maire de Vendôme, qui compte bien aborder le sujet lors du déplacement de Nicolas Sarkozy dans la région prévu la semaine prochaine. Les maires des petites villes s'indignent aussi contre une réforme qui ne pourra pas respecter ses objectifs de réduction des délais. "Le tribunal de Saint-Marcellin marchait bien, avec un juge et quatre greffiers et des décisions prises dans les quatre mois, a expliqué l'avocat de la ville. Il a fermé ses portes le 31 décembre 2009. Depuis, les greffiers font l'aller-retour sur Grenoble et les décisions sont rendues après un délai de dix-huit mois !" Les frais de déménagement et d'installation dans des bâtiments parfois à construire risquent aussi de mettre du plomb dans l'aile de cette réforme.

Les maires ont l'intention de continuer le combat pour l'annulation de ces fermetures. Par la suite, ils sont prêts à discuter des solutions envisageables pour garder une justice de proximité. L'APVF a fait des propositions dans ce sens fin novembre 2009 à Jean-Marie Bockel, secrétaire d'Etat chargé de la Justice. Propositions que le secrétaire d'Etat s'est engagé à étudier. "On peut imaginer des audiences foraines, des téléconférences, des points de justice, explique Frédéric Diard, mais quelle que soit la forme, on se battra pour avoir au moins quelque chose en substitution." Le Conseil d'Etat doit se prononcer d'ici trois à quatre semaines, "peut-être plus, d'après Alain Monod, car l'affaire est importante et inédite".

 

Emilie Zapalski