Rapport Bonne : l’application des lois, "une priorité devant irriguer chaque échelon de la protection de l’enfance"
Les lois de réforme de la protection de l’enfance de 2007, 2016 et 2022 forment "un ensemble cohérent et ambitieux" mais le "décalage" entre cette ambition et la réalité "s’accentue", selon le rapport du sénateur Bernard Bonne qui a été publié cet été. Une remise en perspective bienvenue, à l’heure où des départements alertent le gouvernement sur la situation critique dans laquelle se trouve la protection de l’enfance.
"La priorité en protection de l'enfance est désormais d'appliquer les dispositions en vigueur avant d'envisager toute nouvelle réforme législative." Alors que des élus départementaux ont échangé le 7 septembre 2023 avec Charlotte Caubel, secrétaire d'État chargée de l'enfance, sur la situation de la protection de l'enfance, jugée critique (voir notre article), il est intéressant de se pencher sur l’exercice de remise en perspective qui a été publié cet été : le rapport du sénateur Bernard Bonne (LR, Loire) qui confronte les trois principales lois de réforme du secteur – 2007, 2016 et 2022 – aux évolutions que l’on peut observer et mesurer.
Ces trois lois sont qualifiées d’"ensemble cohérent et ambitieux, salué par les professionnels". Mais leur mise en œuvre est jugée "insatisfaisante", à part "quelques avancées législatives ciblées [qui] se concrétisent". Cette situation résulte d’une "responsabilité partagée" entre des "politiques inégales des départements", le "désengagement de l'État" et des "pratiques antérieures des professionnels solidement ancrées", pour le rapporteur de la commission des affaires sociales du Sénat. Si la conclusion générale est sévère, le rapport est en réalité plus nuancé.
Des retards dans la publication des décrets de la loi Taquet
Concernant la loi la plus récente, celle du 7 février 2022, dite loi Taquet, c’est un point détaillé de l'application réglementaire qui est d'abord proposé. Au 5 juillet 2023, date de publication du rapport, les textes publiés concernaient notamment : l'adoption d'un référentiel national d’évaluation des situations de danger ou de risque de danger pour l’enfant, la création du nouveau groupement d’intérêt public (GIP) France enfance protégée et l'expérimentation d'un comité départemental pour la protection de l’enfance (voir notre article du 3 janvier 2023) par dix départements désignés par le décret du 28 mars 2023 – les Bouches-du-Rhône, le Cher, la Drôme, l'Eure-et-Loir, le Loiret, le Maine-et-Loire, le Nord, le Pas-de-Calais, les Pyrénées-Atlantiques et la Somme. Mais aussi l'évolution de la rémunération des assistants familiaux, avec le décret du 31 août 2022.
Depuis, a également été publié le décret du 28 août 2023 précisant les "modalités d’accompagnement du tiers digne de confiance, de l'accueil durable et bénévole par un tiers et de désignation de la personne de confiance par un mineur". C’est le mineur qui désigne, "par écrit ou oralement", la personne de confiance "qu'il choisit librement en concertation avec son éducateur référent". Après avoir décidé de confier l’enfant "à un autre membre de la famille ou à un tiers digne de confiance", le juge des enfants "charge le service de l'aide sociale à l'enfance, ou un organisme habilité par celui-ci, d'informer et d'accompagner la personne à qui l'enfant est confié". L’accompagnement du tiers a pour but de garantir "la bonne prise en compte des besoins fondamentaux de l'enfant", l’implication du tiers dans "la mise en œuvre du projet pour l'enfant, en veillant en particulier à sa bonne santé et au suivi de sa scolarité" et des "évaluations régulières" sont prévues.
D’autres dispositions de la loi Taquet – notamment sur le parrainage, l’appui dans les démarches administratives par une personne de confiance et la prévention de la maltraitance dans les établissements – sont toujours en attente de leur texte réglementaire. De l’avis du rapporteur, le retard concernant les deux décrets relatifs à l’interdiction, à compter de 2024, de l’hébergement à l’hôtel des enfants pris en charge au titre de l’ASE "constitue le cas le plus problématique". Ce retard s’expliquerait par "le resurgissement de la question des MNA" (mineurs non accompagnés) et l’impact financier de cette mesure, ayant nécessité un prolongement des discussions avec les départements (voir notre article de mai 2023).
Jeunes majeurs : des moyens qui ne sont "pas à la hauteur"
Concernant la fin des "sorties sèches" de l’aide sociale à l’enfance (ASE), l’arrêté "instituant la commission départementale d'accès à l'autonomie" a également été publié cet été suite au décret d'août 2022 (voir notre article). Présidée par le président du conseil départemental et composée d’au moins 15 acteurs dont l’État et la région, cette commission "se réunit au minimum deux fois par an" autour de "la mise en œuvre du protocole départemental d'accès à l'autonomie" des majeurs de moins de 21 ans et de la coordination de certains parcours individuels complexes.
Sur l’accompagnement des jeunes majeurs, le sénateur de la Loire estime que "les départements n’assument pas encore l’étendue de leurs obligations" et que l’effort budgétaire de l’État – de 50 millions dans la loi de finances pour 2023 – "n’est pas à la hauteur pour soutenir les départements dans le versement d’une aide utile pour les jeunes en difficulté". Comme récemment le Conseil d’orientation des politiques de jeunesse et le Conseil national de la protection de l’enfance (voir notre article du 29 juin 2023), il propose ainsi d’"assurer aux jeunes majeurs sortant de l’aide sociale à l’enfance sans soutien familial une réelle aide pécuniaire financée par l’État".
Réussite pour les Crip, échec de la déjudiciarisation et allongement des délais de traitement
"Le décalage entre l’ambition des lois et leur mise en œuvre s’accentue globalement", peut-on lire dans le rapport. Inscrite dans la loi de 2007, la déjudiciarisation "n’a pas eu lieu", regrette en particulier Bernard Bonne. "Stable depuis 1996, oscillant entre 77% et 79%", la part des mesures d’ASE consécutifs à une décision judiciaire n’a que légèrement diminué en 2021 (75%) "en raison d’une forte hausse (+8% par rapport à 2020) des mesures administratives d’accueil à l’ASE portée par le développement des accueils provisoires de jeune majeur (APJM)", selon des données de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees, ministères sociaux).
Le rapporteur déplore "l’encombrement des cabinets des juges des enfants et le manque de moyens pour appliquer les lois". "En 2017, les juges des enfants à Bordeaux avaient en charge 608 dossiers en moyenne contre 514 en février 2014", est-il illustré. Cette surcharge rallonge non seulement les délais, mais rend également difficile l’évolution des pratiques telle que dessinée par la loi de 2007 – collégialité, entretien du juge avec l’enfant capable de discernement, etc. Par ailleurs, "les décisions de l’autorité judiciaire sont loin de trouver une application directe et immédiate" – et elles n’ont parfois plus lieu d’être au moment de les appliquer…
Issue de la loi de 2007, la création des cellules de recueil, de traitement et d’évaluation des informations préoccupantes (Crip) est en revanche "une réussite législative à parachever", selon le rapport. Les Crip remplissent globalement leur mission, observe le sénateur qui pointe toutefois les délais de traitements des IP excédant souvent le délai réglementaire de trois mois, "retardant, par là même, la transmission au parquet de la situation préoccupante".
Accueil des enfants placés : une "saturation globale des dispositifs"
Sur l’accueil des enfants placés, "la saturation globale des dispositifs" est sans surprise mentionnée. La croissance du nombre d’enfants placés "a été particulièrement soutenue (+ 39,3%), passant de 146.851 en 2007 à 204.492 en 2021", est-il rappelé. La pression est exacerbée tant par "l’arrivée en grand nombre de jeunes mineurs non accompagnés" (MNA), avec un pic de 17.000 enfants atteint en 2018, que par le manque de travailleurs sociaux.
L’accent est mis également sur "l’inadaptation de l’offre d’accueil" au regard des situations particulières des enfants : l’accueil des fratries qui demeure insuffisante, l’accueil d’enfants en situation de handicap (entre 20 à 25% des enfants confiés à l’ASE) dont certains sans prise en charge spécialisée, l’hébergement hôtelier avec malgré tout une "prise de conscience salutaire" liée à l’interdiction prochaine de ce mode d’accueil. "Dorénavant, ‘la question de l’hôtel touche en fait dix départements, qui connaissent une forte pression migratoire ; les autres se sont mis en règle avant l’entrée en vigueur du décret, selon la secrétaire d’État" Charlotte Caubel, citée dans le rapport.
"Pour pallier le manque d’attractivité du métier" d’assistant familial, le rapporteur appelle l’État à la vigilance concernant l’application des revalorisations salariales prévues par la loi. Et plaide pour davantage de reconnaissance au niveau départemental de ces professionnels, ces derniers aspirant à être mieux associés aux décisions concernant l’enfant accueilli.
Parmi les nombreux autres sujets abordés, la prévention des maltraitances et des violences sexuelles en protection de l’enfance constitue "un chantier inachevé", selon le rapport. Le manque de moyens humains pour contrôler les antécédents judiciaires des travailleurs sociaux est notamment pointé. Prévue par la loi de 2022, la création d’une "base nationale des agréments d’assistants familiaux et maternels" doit passer par la publication d’un décret, "en cours de discussion avec la Cnil".
L’application des lois est une "priorité devant irriguer chaque échelon de la protection de l’enfance", conclut le rapport, dans une dernière partie qui rappelle à chacun – départements, État, professionnels – ses responsabilités. Et qui appelle le législateur à ne "plus engager de réforme structurelle avant que les lois en vigueur ne soient mises en œuvre".
Références : arrêté du 8 août 2023 instituant la commission départementale d'accès à l'autonomie, publié au Journal officiel du 9 août 2023 ; décret n° 2023-826 du 28 août 2023 relatif aux modalités d'accompagnement du tiers digne de confiance, de l'accueil durable et bénévole par un tiers et de désignation de la personne de confiance par un mineur, publié au Journal officiel du 30 août 2023. |