Pouvoir d'achat en outre-mer : la voracité de la grande distribution pointée du doigt

Auditionné par la délégation sénatoriale aux outre-mer sur le thème de la vie chère, jeudi 14 novembre, le consultant Christophe Girardier a mis en cause le modèle économique qui prévaut dans ces territoires et les pratiques anti-concurrentielles de quelques grands groupes de la distribution.

Alors que la "vie chère" en outre-mer occupera la journée inaugurale du Salon des maires qui s'ouvre ce lundi 18 novembre au Palais des congrès d'Issy-les-Moulineaux avant de se poursuivre porte de Versailles, le Sénat a décidé de reprendre le sujet à bras le corps. Il a pris une ampleur particulière ces derniers mois, avec la résurgence de mouvements de protestation à la Martinique et à La Réunion. Réminiscence d'un mouvement de protestation qui avait déjà frappé la Martinique, en 2009, suite à quoi avait été promulguée la loi Lurel de 2012 ayant notamment instauré un "bouclier qualité-prix"… Alors pourquoi rien n'a changé ou presque ? Pour le savoir, les sénateurs de la délégation à l'outre-mer veulent aller droit au but en s'appuyant sur les travaux existants. C'est le consultant Christophe Girardier, auteur de cinq rapports sur l'économie ultramartine, qui a inauguré leurs auditions, jeudi 14 novembre, avec un discours détonnant. Selon le président de Bolonyocte Consulting, l'insularité ou les "frais d'approche" (les surcoûts liés à l'éloignement comme les frais de transport, sachant que la majeure partie des produits sont importés) ne sont en réalité que "l'écume des vagues". Et, en s'attaquant à l'octroi de mer et à la TVA, l'accord trouvé en Martinique le 16 octobre - s'il a permis un retour au calme -, passe à côté de l'essentiel du problème. "C'est la raison pour laquelle, probablement, le collectif citoyen (le Rassemblement pour la protection des peuples et des ressources afro-caribéennes, ndlr) a refusé de la signer", a déclaré Christophe Girardier, s'étonnant au passage que l'Etat ait signé cet accord "avec les problèmes budgétaires" actuels, la mesure ayant d'ailleurs en partie été traduite dans le projet de loi de finances en cours de discussion, avec une exemption de TVA (voir notre article du 28 octobre).

"Le bon vieux système de l'économie de comptoir"

Pour l'expert, l'éloignement contribue au phénomène de vie chère "de manière très secondaire", autour de 5 à 7% du prix final. Pour autant, le différentiel avec la métropole pour un panier moyen de produits alimentaires est de 37% à La Réunion, 40% à la Martinique, 42% en Guadeloupe, comme l'a montré l'Insee. Mais c'est une "moyenne" a-t-il dit : "Quand vous avez la tête dans un four et les pieds dans le bac à glace, en moyenne vous êtes bien."

L'important, relève le consultant, est que cet écart a augmenté au fil des années, notamment par rapport à une précédente enquête de l'Insee qui date de 2015. A La Réunion, il a bondi de 30% en sept ans pour atteindre 37%. Entretemps que s'est-il passé ? "Un groupe déjà dominant, le groupe GBH, a pris le contrôle de numéro 1 de la distribution", a indiqué Christophe Girardier. En 2020, GBH (Groupe Bernard Hayot) a en effet mis la main sur Vindémia, qui regroupe les enseignes du groupe Casino (Jumbo, Score, Vival…) à La Réunion, et Mayotte, mais aussi à Madagascar et Maurice. L'Autorité de la concurrence avait alors donné son feu vert, estimant que les engagements pris par GBH (notamment la cession de plusieurs hypermarchés et supermarchés) étaient suffisants.

La part de marché de GBH à La Réunion est "passée de 17 à 37%". Et "quand l'inflation est retombée en métropole, elle est restée quasiment le double à La Réunion", observe Christophe Girardier. "L'économie de l'outre-mer n'a pas renoncé à ce qu'on appelle le bon vieux système de l'économie de comptoir", fustige-t-il. "La République a libéré les esclaves, leur a rendu leur liberté, mais pas le pouvoir économique ni même la propriété de leur terre." En revanche, elle a "indemnisé les esclavagistes", "c'est ce qu'on appelle les groupes békés", a développé l'expert pour qui "le modèle de la grande distribution a été poussé à son paroxysme en outre-mer". "On trouve les plus grandes surfaces commerciales dans ces territoires qui sont quand même petits et qui n'avaient pas cette tradition du gigantisme."

Les marges arrière, une pratique "inflationniste par essence"

Aujourd'hui, le marché de la distribution à La Réunion, qui pèse pour 2,7 milliards d'euros, est entre les mains de deux acteurs qui représentent les deux tiers du total. Une concentration qui ne favorise "ni les pratiques de prix raisonnables ni la diversité de l'offre".

En situation de quasi-monopole, ces grands groupes peuvent donner libre cours au mécanisme des marges arrière, à savoir le fait de facturer à l'industriel la mise en avant de ses produits dans les rayons ou encore les "bonifications de fin d'année", sorte de ristournes versées par le fournisseur en fin d'exercice quand les objectifs commerciaux ont été atteints. Ces marges arrière "peuvent aller de 5 à 25% du chiffre d'affaires" et sont "inflationnistes par essence", explique Christophe Girardier. "La logique voudrait que cette marge arrière soit réattribuée au moins en partie sur le ticket de caisse du consommateur, mais c'est rarement le cas, voire même jamais." Il s'est dit "choqué" par un rapport de l'Autorité de la concurrence jugeant les marges de la distribution non excessives… en omettant totalement de mentionner les marges arrière. "C'est un peu comme si vous alliez à Paris, en oubliant de remarquer la tour Eiffel."

"Des décisions importantes doivent être prises", estime Christophe Girardier, invitant le législateur à prendre des mesures à même de "rebattre les cartes de l'économie de l'outre-mer". Comme la limitation à 25% des parts de marchés dans la distribution afin d'éviter les phénomènes de concentration.