Interview - Pour le sociologue Daniel Frandji, la "fragmentation" guette l'école républicaine et ce n'est pas forcément une bonne nouvelle pour sa démocratisation
Une école spécifique aux enfants ruraux, une école spécialement conçue pour les élèves des quartiers urbains populaires, une école pour chaque religion pratiquée en France, une école strictement réservée aux jeunes talents, une école pratiquant une pédagogie innovante… c'est tentant et c'est tendance. Mais adapter les politiques éducatives aux spécificités des territoires ou aux spécificités des élèves, dans le but louable de réduire les inégalités scolaires, est-il vraiment une bonne idée ? Le sociologue de l'éducation Daniel Frandji, spécialiste de la " territorialisation des politiques éducatives en France ", donne des clés de lecture.
Le sociologue de l'éducation Daniel Frandji, maître de conférences à l'université Lyon 1, chercheur à l'UMR Triangle, ancien responsable de l'observatoire des politiques éducatives locales (PoLoc), vient de publier un article de recherche sur la "territorialisation des politiques éducatives en France" dans un dossier collectif de la Revue internationale d'éducation de Sèvres, intitulé "La Fragmentation des systèmes scolaires nationaux". Il montre comment deux réformes visant à territorialiser l'école française - la refondation de l'éducation prioritaire et la réforme des rythmes scolaires - toutes deux instituées par la loi Peillon de 2013, relèvent de deux philosophies très différentes. L'une a fait de la lutte contre les inégalités scolaires sa finalité, tandis que l'autre aurait oublié cet enjeu en chemin. Daniel Frandji tend ainsi à démontrer que la territorialisation des politiques éducatives peut contribuer au phénomène de fragmentation de l'école, ou au contraire à le déjouer…
Localtis. En quoi la refondation de l'éducation prioritaire lancée par le précédent gouvernement contribue-t-elle, davantage que par le passé, à la lutte contre les inégalités scolaires ?
Daniel Frandji. La refondation de la politique d'éducation prioritaire, initiée en 2013, comporte deux mesures fortes : la mise en œuvre d'un principe d'allocation différentielle des moyens appliqués à tous les établissements et la mise en place du référentiel de l'éducation prioritaire. Ce référentiel vise à mieux outiller et enrichir la réflexion et l'action des acteurs professionnels. Parce que différencier ne veut rien dire si on ne transforme pas les pratiques pédagogiques et que l'on ne remette pas sur la table de travail la question des finalités et des fonctionnements de l'institution. C'est un outil qui relève d'une démarche originale et unique en son genre depuis la création de cette politique.
Quelle est l'originalité du référentiel de l'éducation prioritaire ?
Un gros travail a été fait, qui a associé des professionnels travaillant en REP, des formateurs et des chercheurs, y compris en sciences sociales, le tout accompagné d'un dispositif de formation spécifique. Et ça c'est fondamental, car on sait bien, depuis 30 ans, que tout se joue à ce niveau-là : pour lutter contre les inégalités sociales en matière de scolarité, il ne s'agit pas seulement de "donner plus à ceux qui ont moins" mais de favoriser l'apprentissage des enfants. Le référentiel outille les acteurs professionnels en analyse critique des processus de production de l'inégalité scolaire, favorisant la mise en œuvre d'actions moins socialement "privilégiantes".
De plus, le principe même d'un référentiel comme instrument d'action publique est particulièrement original : on ne laisse plus les acteurs seuls, en leur enjoignant d'innover, et en même temps on rompt avec cette autre logique qui voit des gouvernements essayer de leur imposer des "bonnes pratiques" standardisées, ce qui paraît illusoire.
La réforme des rythmes scolaires relève d'une toute autre conception de la territorialisation.
Qu'est-ce qui différencie la "conception de la territorialisation" qui a guidé la réforme des rythmes scolaires de celle qui a guidé la refondation de l'éducation prioritaire ?
Paradoxalement, dans la réforme des rythmes scolaires, on ne s'est que très peu préoccupé des inégalités sociales d'échec et de réussite scolaire. J'avais essayé de suggérer à l'un des responsables du ministère chargé du suivi de cette réforme de s'inspirer du principe du référentiel de l'éducation prioritaire, pour promouvoir des rapports pertinents entre le scolaire et le périscolaire. Peine perdue, ce propos paraissait inaudible tant le débat sur cette réforme s'est perdu dans des considérations technocratiques et des opérations de communication engagées par les vifs conflits politiques qu'elle a suscités.
Comment expliquez-vous que, dans le cas de la réforme des rythmes scolaires, l'objectif de lutter contre les inégalités scolaires ait très vite été "oublié" ?
Il faut rappeler que la réforme des rythmes scolaires a été très évolutive. Au début, il s'agissait de lutter contre la surconcentration des heures scolaires. Sauf qu'en déconcentrant les temps scolaires, l'Etat a confié la gestion des temps "libérés" aux municipalités, ce qui a déclenché de vives controverses relatives aux moyens, coûts et dotations. Rapidement, bien des communes ont été empêtrées dans des contraintes gestionnaires et techniques, remettant toujours à plus tard la réflexion sur les finalités des PEDT et les contenus des activités périscolaires. Les risques de disparités dues aux différences de moyens, bien réelles, entre "communes riches" et "communes pauvres" ont été beaucoup mis en avant, au détriment toutefois de la question des inégalités sociales à l'intérieur même des communes et du problème des inégalités sociales en matière de scolarité.
Les réflexions ont été très polarisées, cristallisant les débats entre les pour et les contre, pour la promotion de telle ou telle organisation des temps scolaires, sans guère se demander ce que l'on devait mettre dans ces "temps", comment, pourquoi et donc au bénéfice de qui ? La multiplication d'experts ayant monopolisé les débats a ajouté à la confusion.
En quoi la multiplication des experts a-t-elle ajouté de la confusion ?
Parce que la réflexion a trop souvent été réduite à des considérations "chronobiologisantes" sur la "fatigue" des enfants, ou leurs "pics de vigilance", ne tenant pas compte des contenus et des activités qui leurs sont proposés. Bien peu d'experts parlant au nom d'une chronobiologie ou chronopsychologie sont partis sur ce terrain-là, comme si les questions d'éducation n'engageaient que des considérations biologiques ou physiologiques et ne se réalisaient pas dans un monde social.
Bref, les enjeux d'égalité ont été mis à l'écart dans la mise en œuvre de la réforme des rythmes scolaires, contrairement à ce qui s'est passé pour la refondation de l'éducation prioritaire. J'ai été très surpris de constater combien ces deux réformes relèvent de deux philosophies très différentes... alors qu'elles sont instituées par la même loi (de refondation de l'école) !
Vous avez codirigé une étude pour le Cnesco analysant des évaluations, bilans et autres expertises réalisés entre 2013 et 2017 sur la réforme des rythmes scolaires et les PEDT. Qu'est-ce qui vous a ici le plus surpris ?
Ce qui s'est produit au moment de la construction de la réforme des rythmes s'est poursuivi au moment de son évaluation. Là aussi on a vu se développer une pléthore d'expertises, d'évaluations ou de bilans, délégués à tout un secteur de la consultance ou à des acteurs à la fois juges et parties, ce qui a bien peu donné de possibilité de déplacer les débats très partisans sur cette réforme. Sans oublier les études ou rapports qui, au contraire, se sont efforcés tant bien que mal d'aller dans ce sens mais dont on a souvent retardé la diffusion des résultats et qui n'ont pas été mis en discussion publique : c'est incompréhensible et un véritable gâchis pour la réflexion collective.
Et les enfants, comment vivent-ils, ou ont-ils vécu, ces temps scolaires étalés sur 4 jours et demi ?
Pour les enfants, justement, ce n'est pas si simple. Des études ont montré comment la complémentarité éducative entre scolaire et périscolaire est vécue très différemment. Les enfants les "plus performants" du point de vue scolaire, issus des catégories les plus favorisées, savent profiter des divers temps éducatifs dispensés à l'intérieur de l'école. Mais ce n'est pas forcément le cas pour d'autres : certains vivent mal la "grande segmentation" des temps éducatifs que la réforme des rythmes a ainsi accentuée dans bien des lieux. Ils ne parviennent pas à faire la synthèse de leur expérience, pour la transformer en "apprentissages". Pour eux, la multiplication des temps opérée par la réforme des rythmes semble même être synonyme de difficultés accrues.
Le problème c'est que les mots d'ordre de complémentarité ou de continuité éducative qui ont été, ces dernières années, très mobilisés, aurait dû s'accompagner d'une réflexion sur la spécificité de l'activité scolaire.
La réforme des rythmes scolaires et la généralisation des projets éducatifs territoriaux n'ont-elles pas favorisé les partenariats entre les collectivités locales et le monde éducatif ?
La réforme des rythmes scolaires a rappelé que l'éducation ne s'arrête pas à l'école. Et tant mieux. Elle a suscité des changements de gouvernance : le fait de donner plus de poids aux communes a impulsé plus de travail partenarial, entre acteurs scolaires et associations, structures d'éducation populaire, travailleurs sociaux... Le PEDT peut ainsi constituer une avancée au sens où il peut susciter la coordination des politiques éducatives locales - les activités scolaires et périscolaires, le travail social - car on sentait bien qu'il y avait un manque de cohérence.
Mais tout ceci ne peut pas être fait si l'on ne s'entend pas sur les objectifs et les modèles éducatifs que l'on veut ainsi promouvoir, et pour qui ? Si l'on ne pose pas très sérieusement la question de ce qui se joue, pour les enfants de différents milieux sociaux, des relations, du point de vue des enfants, entre les diverses activités et expériences dans lesquelles ils sont enrôlés.
De plus, sur le terrain, la configuration des PEDT change d'une commune à l'autre : certains se concentrent sur le périscolaire, d'autres sont à cheval périscolaire/scolaire. Il y a de grandes différences qui tiennent aussi aux rapports que les élus et les techniciens des collectivités entretiennent avec l'école, sur lesquels il nous faut encore travailler.
Quels sont ces rapports que les élus locaux entretiennent avec l'école ?
Nous avons interviewé beaucoup d'élus - des maires et des adjoints à l'éducation. On a vu des rapports très différenciés à l'école publique, selon le contexte social des communes, et le milieu rural ou urbain concernés. En milieu rural par exemple, il semble y avoir bien plus fréquemment une grande confiance dans l'école publique : on respecte son territoire d'activité, on fait en sorte d'aménager le temps des enfants. Beaucoup de maires ne veulent pas "faire l'école après l'école" et ne veulent pas non plus empiéter sur la sphère associative : ils cherchent à inventer un nouvel espace éducatif et culturel durant les activités périscolaires.
En milieu urbain populaire, la multiplication des acteurs éducatifs - via la politique de la ville et les travailleurs sociaux, dans la logique de ce que Anne Barrère a appelé "l'âge des dispositifs" - a créé une forte division du travail éducatif qui peut conduire à une concurrence entre professionnels. Les élus et techniciens peuvent avoir une confiance moins grande dans l'école, ils sont plus critiques. Mais surtout, ils sont enclins à relativiser la réussite scolaire, au nom d'autres préoccupations "sociales", sécurité, etc. Ils ont tendance à vouloir transformer l'école, ce qui peut générer des conflits avec les établissements scolaires et les enseignants qui eux-mêmes peuvent être sur la défensive. Parfois cependant des accords s'établissent, dans un sens allant vers des gains possibles de cohésion et de plus d'égalité, ou au contraire de fragmentation.
Les lecteurs de Localtis sont familiarisés avec la notion de "territorialisation des politiques éducatives", mais beaucoup moins avec celle de "fragmentation des systèmes scolaires". Que signifie-t-elle ?
La fragmentation des systèmes scolaires est un processus historique qui remet en cause la constitution d'un système scolaire national "unifié" pris en charge par les pouvoirs publics. En France, le collège unique, décrété en 1975, vise à unifier les systèmes scolaires au nom de la cohésion nationale, de la justice sociale, de l'égalité des chances, de l'égalité des droits à l'éducation, du développement des compétences cognitives et sociales pour participer à une culture commune voire à une émancipation individuelle...
Au contraire, d'autres pays ont longtemps maintenu des systèmes "à filières", comme en Allemagne où l'orientation a longtemps été très précoce, en République tchèque où l'orientation des enfants se fait dès 11-12 ans, et bien ailleurs dans le monde...
Partout, presque tous les systèmes scolaires sont touchés par ce phénomène de fragmentation qui agit sur deux axes : l'un lié à la multiplication d'initiatives éducatives privés ou semi-publiques, et l'autre à la différenciation des modèles et projets éducatifs. Dans l'introduction du dossier sur la fragmentation des systèmes éducatifs qu'ils ont dirigé, Anne Barrère et Bernard Delvaux montrent comment le phénomène renforce les tendances des pays dont l'institution scolaire a encore peu été construite, qui ne s'est pas ou peu unifiée, et comment il déstructure les systèmes scolaires nationaux que l'on pensait parmi les plus solidement établis.
Comment cette fragmentation se traduit-elle ?
Sur un premier plan, on assiste à une multiplication d'acteurs éducatifs mondialisés - associations, entreprises, ONG, fondations privées... - qui agissent à des échelles internationales et impulsent des établissements scolaires ou des pédagogies particulières en direction de catégories de publics. Des réseaux d'écoles (Montessori, baccalauréat international, écoles confessionnelles en Europe) se développent dans des pays très différents, mais aussi à l'intérieur des systèmes scolaires nationaux.
Tout cela est renforcé par des organisations supranationales (OCDE, Unesco) qui essaient de faire converger les systèmes nationaux, mais qui peuvent aussi le faire en relayant des rhétoriques dites néo-libérales qui promeuvent la marchandisation de l'éducation, une plus large autonomie des écoles et la différenciation croissante de l'offre scolaire.
Vous vous êtes intéressé à la manière dont la dynamique de territorialisation de la politique éducative en France peut contribuer à ce phénomène de fragmentation, ou au contraire à le déjouer. Expliquez-nous cela.
La territorialisation porte à différencier et/ou adapter le système scolaire à ce que seraient la spécificité soit de territoires (comme dans les premières ZEP), soit de publics. Ceci peut viser à lutter contre les inégalités scolaires et ainsi à poursuivre la démocratisation du système d'enseignement, ce à quoi le collège unique justement n'est pas parvenu.
Mais cette politique a évolué, ses objectifs, ses finalités et ses fonctionnements. Très vite s'est posée la question de sa contribution à la fragmentation, de par les risques de constitution d'une école à deux vitesses et des logiques de ghettoïsation. Ceci a été accentué par la crise économique, la faiblesse des moyens supplémentaires accordés à ces zones, par l'absence d'outillage de la mise en œuvre, laissée à l'initiative des équipes locales enjointes, seules, à "innover" sur le plan pédagogique, et par le durcissement de la compétition scolaire.
Dans le même temps la société française, comme bien d'autres, est travaillée par une double logique qui concourt nécessairement aussi à la fragmentation : celle d'un individualisme exacerbé, portant les familles à vouloir avant tout maximiser les chances de leurs enfants, en faisant les bons choix, sur ce que l'on tend de plus en plus à désigner comme un "quasi-marché scolaire" ; et celle d'un repli communautaire, avec des regroupements d'acteurs qui agiraient ensemble de par leur spécificité économique, sociale, religieuse ou culturelle, notamment dans les beaux quartiers, qui sont les principaux lieux, comme l'avait déjà rappelé Eric Maurin où se jouent l'absence de mixité sociale. Les maires des grandes villes confrontés aux problèmes de cartes scolaires le savent bien aujourd'hui.
Dans les politiques publiques, il est plutôt convenu aujourd'hui qu'il est bénéfique d'adapter toujours plus l'école aux territoires et aux publics. Faut-il avoir peur de la fragmentation ?
Tout d'abord soyons clairs : nous ne sommes pas dans la dénonciation, le dossier analyse un phénomène qui rend compte d'une dynamique contemporaine qu'il s'agit avant tout de comprendre. Adapter le système scolaire peut être très bien, mais l'adapter à quoi ? à qui ? Qu'est-ce que cela veut dire adapter l'école à des enfants de communes rurales ? à des enfants des quartiers populaires urbains ? Faudrait-il fragmenter l'école à une diversité de publics qui auraient des caractéristiques propres, innées ou socialement déterminées ? ou transformer le système scolaire pour faire réussir tous les enfants, ce qui implique de poursuivre son unification en la menant à son terme, c'est-à-dire en déjouant ce qui est socialement privilégiant dans ses fonctionnements, pratiques et programmes ?
La double logique individualiste et communautariste très forte, portée par des politiques autant qu'exprimée par des familles aujourd'hui, risque de mettre à mal l'idée d'un service public au service de tout le monde, d'une institution - l'école républicaine -, d'un espace particulier qui crée du commun. Comme si, dans nos sociétés contemporaines, on ne pouvait pas construire du commun pour les enfants.
D'ailleurs les enquêtes internationales, comme Pisa, montrent que les systèmes scolaires les moins inégalitaires sont ceux qui arrivent à maintenir un tronc commun assez long. Les pays qui ont remis en question leurs systèmes à filières y ont gagné en termes d'égalité scolaire.
Je pense pour ma part que ce n'est pas en fragmentant l'école que l'on va résoudre les problèmes d'inégalités entre les enfants. Parce que différencier ne veut rien dire si on ne transforme pas les pratiques pédagogiques et que l'on ne remet pas sur la table de travail la question des finalités et des fonctionnements de l'institution.