Financement de l’eau : la dure métamorphose des cigales en fourmis

Auditionné par le Sénat, le président du Cercle de l’eau, Thierry Burlot, annonce "des années difficiles" pour le monde de l’eau, tant les besoins sont grands. Il appelle à saisir l’opportunité de la prochaine "conférence nationale sur l’eau" pour bâtir "une politique financière du grand cycle de l’eau". Une nécessité, alors que le petit cycle de l’eau est lui aussi désormais confronté à un "mur d’investissements". La question de la gouvernance de l’eau devrait également être au menu de cette conférence plus que jamais attendue, mais toujours dans les limbes.

"Les agences de l’eau ont bien vécu. Ces dernières années, il y avait beaucoup d’argent. On utilisait parfois la trésorerie de l’eau pour financer bien d’autres choses. On a même terminé avec 500 millions d’excédents en 2023. On pensait que tout avait été fait. Et puis…". Auditionné ce 12 mars par la commission de l’aménagement du territoire du Sénat, en ses qualités de président du Cercle français de l’eau, Thierry Burlot n’a pas caché que le monde de l’eau avait encore il y a peu joué les cigales. "Il existe encore certaines communes rurales où l’eau est facturée au forfait, voire n’est pas facturée du tout…", a d’ailleurs ajouté le sénateur Éric Gold (Puy-de-Dôme, RDSE). Une hirondelle qui ne fait toutefois plus le printemps.

L’hiver vient

Car la bise est déjà venue. "On a découvert que nos réseaux n’étaient pas en si grande forme que cela. Qu’on avait des fuites. Que l’on a des règles sanitaires qui continuent à évoluer, avec de plus en plus de normes, et c’est bien ainsi. On a découvert en même temps le dérèglement climatique et ses conséquences. Pour la première fois, le montant des catastrophes naturelles liées à l’eau va dépasser le montant du budget annuel des agences de l’eau. Et le financement du grand cycle de l’eau va dépasser celui du petit cycle" (voir notre article du 20 novembre dernier), a mis en exergue Thierry Burlot. Un dernier dépassement qui intervient au moment même où ce "petit cycle" est lui aussi confronté à "un mur d’investissements". L’économiste Maria Salvetti a pris notamment l'exemple des conséquences de la directive sur les eaux urbaines résiduaires qui vient d’être révisée (voir notre article du 6 novembre) : "Il va falloir équiper les stations d’épuration de plus de 10.000 équivalent habitants, pour faire simple, d’un traitement quaternaire. On avait évalué que ce traitement reviendrait à 400 millions d’euros par an, mais ce chiffrage est en cours de réévaluation", a-t-elle prévenu. Non sans confirmer ainsi les craintes d’une sous-évaluation, par la Commission européenne, du coût de ce traitement, récemment exprimées par Cosmetics Europe (voir notre article du 11 mars). Bref, Thierry Burlot de prévenir : "On va passer des années qui vont être difficiles." 

Colmater les fuites

En novembre dernier, le Cercle de l’eau avait présenté la facture. Aux 23,4 milliards d’euros annuels consacrés ces dernières années à la politique de l’eau, il faudrait désormais mettre au pot 13 milliards de plus chaque année (voir notre article du 21 novembre). "Quand on va dire aux collectivités qu’on a augmenté la redevance, mais qu’elles auront peut-être deux fois moins de subventions, le système va coincer", pronostique son président. "Sur l’assainissement par exemple, on ne pourra vraisemblablement honorer que 50% des demandes d’aides des collectivités", confirme Loïc Obled, directeur général de l'agence de l'eau Loire-Bretagne. "On est obligé de prioriser", indique-t-il, en confessant avoir déjà "assumé de se faire engueuler". Pour sortir de l’ornière, Thierry Burlot invite déjà à colmater les fuites, en priant l’État d’arrêter de puiser dans les bassines des agences, que ce soit pour financer l’Office français de la biodiversité ("20% de l’argent des agences "), les mesures agro-environnementales (Maec – "500.000 euros pour Loire-Bretagne"), ou son déficit. 

Ne négliger aucun ru

Loïc Obled met également en avant le nécessaire changement de pratiques au sein des agences de l’eau : "On va essayer de piloter par la performance, plutôt que de piloter par la dépense publique". Face à la situation, il ne faut négliger aucun ru : "La France est très mauvaise élève pour aller chercher des fonds européens", pointe Thierry Burlot – ritournelle décidément à la mode (voir notre article du 4 mars). Ce dernier avance encore la piste des REP, en invitant en la matière à "ne pas faire comme l’Ademe, en créant des éco-organismes à côté d’elle qui sont aujourd’hui plus puissants qu’elle". Dans tous les cas, une augmentation du prix de l’eau paraît inévitable. Elle n’est pas aisée à mettre en œuvre. Celui qui est également à la tête du comité de bassin Loire-Bretagne prend l’exemple de l’augmentation des redevances que subissent les entreprises de l’industrie agro-alimentaire : "Dans le Finistère, j’ai une entreprise qui passe de 5.000 euros de redevances annuelles à 200.000 euros ! Sur le fond, l’augmentation n’est pas discutable, mais il faut de la progressivité ", alerte-t-il.

Pour une politique financière du grand cycle de l’eau

Aussi, pour Thierry Burlot, est-il indispensable de "saisir l’opportunité de la prochaine conférence nationale sur l’eau pour essayer de construire une politique financière du grand cycle de l’eau", en soulignant que le petit cycle ne pourra plus financer le grand, si tant est qu’il ait vocation à le faire. Une politique qui devra notamment reposer sur "une plus grande solidarité entre l’amont et l’aval, la ville et la campagne", insiste-t-il. Et de citer le maire de Saint-Thual, où "le barrage de la Chèze-Canut produit 40% de l’alimentation de l’eau potable de Rennes métropole", interpellant la ministre d’alors, Emmanuelle Wargon : "Je veux bien faire de l’assainissement pour la ville de Rennes. Je veux bien demander à mes agriculteurs de protéger le captage pour la ville de Rennes. Mais comment je leur explique que l’eau à Saint-Thual est deux fois plus chère qu’à Rennes ?". Au passage, Thierry Burlot avoue son inquiétude face à l’état de tension dans laquelle se trouvent les agriculteurs en la matière : "Dans mon comité de bassin, j’ai des agriculteurs responsables, qui ont été plutôt très positifs, toujours à chercher des compromis. Mais ils sont épuisés. À face de se faire engueuler en haut et en bas, ils sont dégoûtés. Or on ne peut pas faire sans les agriculteurs", alerte-t-il, en évoquant notamment le risque de se retrouver "avec des acteurs plus radicaux".

Gouvernance : "grosse fatigue" ?

La Conférence nationale sur l'eau, qui reste pour l’heure dans les limbes, ne devrait pas non plus faire l’économie d’un débat sur une gouvernance de l’eau. "Il y a une réflexion à avoir sur le fonctionnement des agences en général, et des agences de l'eau en particulier […]. Dans un langage très diplomatique, je dirais que la gouvernance de ces agences est questionnée", a d’ailleurs prévenu le ministre François Rebsamen lors de son audition au Sénat, le 4 mars dernier (voir notre article du même jour). "On a une gouvernance quand même assez particulière, concède Loïc Obled. Il y a une nécessité d’avoir du consensus, ou du compromis". Il relève qu’il en va de même pour celle des comités de bassin, "à dynamiser". "On est dans des modèles qui sont parfois un peu complexes, un peu lourds. Il y a même une forme de fatigue qui se fait ressentir chez certains acteurs", observe à son tour le sénateur Hervé Gillé (Gironde, SER). Thierry Burlot, guère adepte des circonlocutions, se fait plus direct : "Les maires ne venaient plus aux comités de bassin. C’est loin, et ils voyaient les balles passer, sans pouvoir toujours bien comprendre les sujets". Pour une bonne et simple raison, selon lui : "Le monde de l’eau, plus personne n’y comprend rien. Il s’est enfermé, il y a un peu d’entre soi aujourd’hui. Quand on avait voté le Sdage, on avait calculé que le document représentait 17 kg de papier". Un document que, selon lui, "personne ne comprend". Voire que "personne ne lit"... "Il faut que l’on travaille à une meilleur appropriation [des enjeux]. Si c’est déjà compliqué, parce que trop technique, pour les membres des comités de bassin, comment peut-on espérer transmettre au reste du monde", renchérit Loïc Obled, qui comme tous les intervenants insiste de manière générale sur la "nécessaire pédagogie sur la question de l’eau".

Ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain

Pour autant, Thierry Burlot invite à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, tentation que d’aucuns prêtent au ministre de l'Aménagement du territoire. Estimant que "ce serait un échec collectif de penser que la démocratie participative ne serait pas aboutie pour gérer la question de l’eau", il alerte surtout sur le fait que "si on ne fait pas ensemble, on va à la catastrophe. La démocratie participative, dans le domaine de l’eau, c’est une nécessité absolue", tonne-t-il. D’autant qu’il en est convaincu, "cela peut fonctionner". Et de prendre l’exemple du débat qu’il a organisé au sein de son comité après l’épisode de Sainte-Soline. "On a travaillé, puis on a posé la question de qui est pour ou contre le stockage de l’eau – parce que c’est quand même la question. Après un débat de 2 heures, j’ai fait voter la mention à bulletins secrets. Résultat : 148 votants, 147 pour et une abstention. C’est pas mal, hein !", vante-t-il. Tout en relativisant lui-même l’exploit : "Le stockage de l’eau, personne ne peut être contre, parce que de toute façon on ne pourra pas faire autrement. En Bretagne, 1m3 d’eau sur 2 distribués est stocké à partir du mois d’avril. Si on n’avait pas stocké de l’eau il y a 60 ans, on n'aurait pas d’eau en Bretagne l’été".

 

Voir aussi

Abonnez-vous à Localtis !

Recevez le détail de notre édition quotidienne ou notre synthèse hebdomadaire sur l’actualité des politiques publiques. Merci de confirmer votre abonnement dans le mail que vous recevrez suite à votre inscription.

Découvrir Localtis