Eau : vers une évolution territoriale contrastée d'ici à 2050

France Stratégie a publié ce 20 janvier l’étude sur l’évolution de la demande en eau d’ici à 2050, commandée à l’automne 2023 par Élisabeth Borne, alors Première ministre. Si les prévisions varient fortement en fonction des scénarios examinés, plusieurs tendances se dessinent dans tous les cas : une augmentation de la consommation, sa concentration toujours plus grande en été et une évolution territoriale contrastée.

Sans céder à l’hydromancie, France Stratégie s’est employée, dans une étude commandée en 2023 par le gouvernement, à prévoir l’évolution de la demande en eau d’ici à 2050 – une ressource qui devrait baisser de 14% en 15 ans –, en fonction de trois scénarios.

Trois scénarios : passé, présent, futur ?

Le premier scénario, dit "tendanciel", se fonde sur la poursuite des tendances passées : production nucléaire en déclin, désindustrialisation, stagnation de l’agroécologie, etc. "Les collectivités [y] poursuivent leurs efforts en faveur de la réduction des fuites des réseaux d’adduction d’eau potable." 

Le deuxième, baptisé "politiques publiques", intègre les résultats des différentes politiques récemment annoncées : alimentation des Français qui se végétalise (avec le développement des surfaces en légumes frais, en arboriculture et en protéagineux), développement de l’agroécologie et de la réutilisation des eaux usées, fin des circuits de refroidissement ouverts des centrales nucléaires et nouveaux EPR, réindustrialisation partielle, développement des retenues de substitution… "Les collectivités conduisent une politique volontariste de réduction des fuites des réseaux d’adduction d’eau potable, en particulier dans les territoires où le taux de fuite est élevé." 

Le troisième, dit "de rupture", s’inspire du scénario "Coopérations territoriales" de l’Ademe (voir notre article du 30 novembre 2021). Il repose sur une sobriété tous azimuts : division par deux de l’alimentation carnée et de la consommation finale d’énergie, essor des mobilités douces et du recyclage, réduction drastique de la consommation de biens matériels et diminution de la production industrielle, absence de retenue de substitution supplémentaire, développement de l’irrigation contenu, etc. "Les collectivités investissent dans la réhabilitation des réseaux d’adduction en eau potable présentant les moins bons rendements."

Naturellement, en fonction de ces scénarios, les résultats divergent. Et ce, d’autant que France Stratégie ajoute deux autres variables : deux projections climatiques, dont l’hypothèse la plus défavorable retenue par le Giec, d’une part ; une météo printanière et estivale pluvieuse ou sèche, d’autre part. Le tout en prenant pour référence l’année 2020, "particulièrement sèche en période estivale". Pour autant, quelques constantes émergent.

Une consommation qui augmente et se concentre sur cinq mois de l’année

• Ainsi, même dans la configuration la plus pessimiste (fort réchauffement et printemps-été sec), les prélèvements restent au pire stables (+1% dans le scénario tendanciel) ou plus sûrement diminuent (de 24% dans le scénario intermédiaire à 47% dans le scénario de rupture). Cette baisse s’explique en grande partie par le fort recul des prélèvements du secteur énergétique – aujourd’hui de loin le "premier préleveur" (45% du total) –, avec l’arrêt des centrales ayant atteint leur limite d’âge (1/6e des prélèvements en moins tous secteurs confondus) ou encore la transformation en circuit fermé de quatre réacteurs – lesquels, aujourd’hui en circuit ouvert, prélèvent bien davantage d’eau, mais en restituent l’essentiel.

• Pour autant, quel que soit le scénario retenu, la consommation d’eau augmente – de 10% dans le scénario de rupture, de 72% dans le scénario intermédiaire et jusqu’à 102% dans le scénario tendanciel. Elle est singulièrement portée par l’irrigation, qui augmente fortement et devient dans tous les cas le premier préleveur. Or l’irrigation consomme la majorité de l’eau prélevée. Dans la configuration la plus pessimiste, l’augmentation de la demande d’irrigation pourrait atteindre 42% dans le scénario de rupture. Elle serait de 107% dans le scénario intermédiaire et de 161% dans le scénario tendanciel. Si France Stratégie relève que "l’évolution des surfaces des différentes cultures et de leur équipement en irrigation ainsi que le développement des pratiques agroécologiques jouent un rôle crucial dans la demande en eau d’irrigation", l’étude montre en effet que les prélèvements pour l’irrigation restent très dépendants du climat et de la météo. Ainsi, quel que soit le scénario retenu, la demande varie grosso modo du simple au triple, voire plus, selon la météo au printemps-été.

• Pis, cette consommation aura tendance à se concentrer davantage encore dans le temps, pour l’essentiel sur cinq mois – de mai à septembre, lorsque la ressource est la plus rare. 55% des prélèvements totaux annuels pourraient être réalisés sur cette période, contre 41% en 2020. Là encore, ce phénomène s’explique principalement par l’irrigation. France Stratégie "augure de potentiels conflits d’usage". L’organisme a d’ailleurs prévu de publier d’ici la fin du premier trimestre une étude "quantifiant les tensions en eau" dans ces mêmes 40 bassin versants.

Des évolutions très disparates d’un territoire à l’autre

Ces phénomènes affectent toutefois très différemment les 40 bassins versants analysés par France Stratégie – c’est le principal intérêt de ce rapport. Ainsi, les prélèvement particulièrement élevés actuellement opérés dans la vallée du Rhône pour le nucléaire devraient diminuer quel que soit le scénario retenu (-75% dans le scénario intermédiaire et -86% dans celui dit de rupture) ; ce serait aussi le cas dans l’est de la France. 

À l’inverse, ils devraient augmenter sur le reste du territoire pour satisfaire la demande en irrigation. Ce serait particulièrement le cas dans de nombreux bassins versants du sud-ouest de l’Hexagone, et particulièrement dans ceux des bassins de l’Adour et des fleuves côtiers du sud de la Loire (respectivement pour le maïs et le soja). 

Partant, la consommation d’eau suivrait la même courbe ascendante. Dans le scénario tendanciel, elle serait multipliée par plus de trois dans le bassin de l’Adour, mais aussi, au nord, dans celui de l’Escaut pour l’irrigation de la pomme de terre et des "légumes d’industrie" (haricots, petits pois, pois…) jusqu’à +270%. Dans le scénario "politiques publiques", elle augmenterait également dans les bassins versants de la Durance et de la Corse, du fait du développement des cultures maraîchères et fruitières. Ou encore dans le bassin versant du Rhône amont, du fait du passage en circuit fermé de différents réacteurs nucléaires. Dans le scénario de rupture, la baisse couplée de l’élevage et de la demande du secteur résidentiel entraînerait en particulier celle de la consommation d’eau dans les bassins versants des fleuves côtiers bretons et normands et de la Vilaine.

Les retenues de substitution, pas une panacée

France Stratégie s’invite également dans le débat sur les controversées retenues agricoles de substitution. L’organisme n’apparaît guère convaincu par l’efficacité de ces dernières, jugeant "modéré[e]" leur contribution à la réduction des prélèvements entre les mois de mai et de septembre. "Dans le scénario 'politiques publiques', en 2050, à l’échelle de la France métropolitaine, ces retenues permettent de réduire les prélèvements de 2%", prédit-il. Et ce, "même dans les bassins versant les plus équipés". Pointant ainsi le bassin versant de la Charente, il relève que même en portant à 10,1 millions de m3 le volume de substitution (contre 2,6 millions actuellement), la réduction de la demande en eau d’irrigation entre mai et septembre ne serait que de 6,8% en 2050. "Leur effet demeure limité, eu égard à la demande future", note le rapport. 

"Loin d’être une panacée", confirme Hélène Arambourou, de France Stratégie, en conférence de presse. "Comme la demande en eau pourrait être particulièrement élevée en juillet [c’est ce que s’emploie à démontrer le rapport], cela se traduirait par une baisse en volume plus importante en juillet : près de 4 millions de m3", est-il néanmoins précisé. Bien peu au regard de ce que représente un mois de précipitations en été sur la totalité de ce bassin versant, soit 400 à 500 millions de m selon France Stratégie. Mais bien plus que l’épaisseur du trait au regard des seules précipitations estivales sur les surfaces équipées en irrigation de ce bassin, estimées entre 36 et 45 millions de m3 par mois par l'organisme. Sans compter que ce dernier indique par ailleurs que ces précipitations estivales "pourraient décroître de 60% environ entre 2020 et 2050". À une période où plus que jamais "chaque goutte comptera", d’aucuns pourraient trouver dans cet "effet limité" un repêchage salutaire.