Pierre Breteau : "Face à l'inflation, la première variable d'ajustement sera l'investissement"
En réduisant les marges de manœuvre budgétaires, l'inflation va contraindre en 2023 les communes à revoir à la baisse leurs investissements, s'alarme Pierre Breteau, maire de Saint-Grégoire (Ille-et-Vilaine, 10.000 habitants) et coprésident de la commission finances et fiscalité locales de l'Association des maires de France (AMF). Selon l'élu, que nous avons interrogé au début du mois dans le cadre d'une série d'interviews réalisées à l'approche du congrès des maires, il appartient à l'État d'éviter une réduction de la solvabilité des collectivités territoriales.
Localtis - L'inflation plombe-t-elle vraiment les budgets locaux ?
Pierre Breteau - Toutes les grandes familles de charges que comptent nos budgets enregistrent une pression supérieure à 5% : les produits alimentaires, les matières premières, les salaires (avec la hausse du point d'indice de 3,5%, qui est légitime par ailleurs), les taux d'intérêt. Les hausses vont jusqu'à 400%, voire 500% pour l'énergie. Ce qui entraîne des conséquences lourdes, parce que les missions des communes et des intercommunalités se traduisent très souvent par la gestion d'un patrimoine immobilier - des écoles, des crèches, des équipements sportifs... Au sein des charges d'exploitation de ce patrimoine, on trouve principalement des dépenses énergétiques et des coûts salariaux liés à l'entretien ou au nettoyage. De l'autre côté, les recettes progressent beaucoup moins vite, provoquant un effet ciseau.
Certains types de communes et intercommunalités sont-ils davantage touchés par l'inflation ?
Les situations peuvent être variables. La quantité d'équipements est le catalyseur principal. Donc, les villes qui assument la responsabilité des équipements de centralité sont plus impactées. Ce ne sont pas uniquement les grandes villes. Il y a aussi de nombreux bourgs-centres, d'anciens chefs-lieux de canton en zone plus rurale, qui accueillent un collège et/ou un lycée, et qui de ce fait ont des équipements sportifs plus importants (gymnase, piscine…). Ces communes-là sont aussi plus impactées. Pour les intercommunalités, celles qui gèrent plus de services à la population connaissent un impact plus fort que les autres. Il ne faut pas oublier également que les communautés de communes et d'agglomération gèrent souvent le service public de l'eau et de l'assainissement, ainsi que les transports. Ces budgets annexes sont extrêmement impactés par la hausse des prix de l'énergie.
Comment les communes et les intercommunalités font-elles face ?
Beaucoup de communes avaient déjà engagé une meilleure gestion énergétique de leurs bâtiments. Pas assez toutefois. Donc nous assistons aujourd'hui à une prise de conscience massive de la nécessité de limiter la consommation énergétique des bâtiments publics. Avec des annonces tonitruantes qui sont parfois faites sur les services publics, comme la fermeture de piscines, ou l'abaissement de la température des bassins de nage. Ça crée le buzz. Pour ma part, j'ai prévenu les services municipaux que les bureaux seraient chauffés à 19 degrés et pas un de plus. J'ai aussi pris la décision de ne plus chauffer un gymnase et les associations concernées le comprennent. L'échauffement durera un peu plus longtemps ! Les circonstances nous conduisent à nous réinterroger sur des zones de confort. Nous allons peut-être apprendre à gérer une forme de sobriété et nous poser des questions de fond. Finalement, dans toute crise, il y a de bonnes choses.
La crise énergétique conduit les communes à s'intéresser davantage à leur patrimoine immobilier.
Cela fait un moment qu'elles s'interrogeaient sur la gestion de leur patrimoine immobilier. Mais désormais, toutes se penchent sur la pertinence de ce patrimoine et la façon de l'optimiser. La difficulté conjoncturelle nous amène à regarder les choses avec plus d'acuité. Dans ma ville par exemple, j'ai décidé de fermer un bâtiment qui accueillait une partie du centre technique municipal. Les dix agents qui y travaillaient seront regroupés avec des agents d'autres services. En temps ordinaire, on aurait fait une économie de 20.000 euros par an. Mais compte tenu du prix actuel de l'énergie, nous en tirons une économie annuelle de 80.000 euros. Optimiser le patrimoine immobilier, cela passe aussi par la rationalisation de son usage. Un exemple : dans ma commune, le club informatique se réunit le soir et le week-end dans les locaux d'une école. C'est une évidence pour qui veut faire du développement durable ! Mais il y a quelques années, j'ai dû me battre comme un damné pour y parvenir. La directrice de l'école refusait, au motif selon elle que c'était une atteinte au principe de l'autonomie républicaine de l'école. On a donc encore des marges de manœuvre sur la gestion du patrimoine immobilier. Avec des effets à moyen et long terme… Mais, il faut passer le court terme. Il y a en définitive trois cas de figure : des communes qui avaient, avant la crise, une situation financière tendue et qui risquent de ne pas passer la vague du tout ; des communes qui étaient dans une situation correcte et qui se retrouvent en difficulté financière ; enfin, des communes qui étaient un peu plus à l'aise financièrement et vont se retrouver dans la situation de la catégorie précédente. Tout le monde va reculer d'un pas en quelque sorte.
Les communes et intercommunalités se saisissent-elles du filet de sécurité mis en place par la loi de finances rectificative d'août 2022 ?
Le dispositif n'est pas parfait. L'AMF aurait préféré qu'il soit a priori - et non a posteriori – et plus automatique, à l'image des dispositifs d'aide aux entreprises durant la crise sanitaire. Mais les communes qui sont éligibles ont l'opportunité de limiter la chute de leur épargne. Donc elles s'en saisissent. Le problème est qu'on ne va traiter que 10% des communes. Mais il y a par ailleurs toute une série de communes qui n'étaient pas en tension financière et qui vont l'être. C'est un vrai sujet.
On a évoqué ces derniers mois la fermeture ou la réduction de l'ouverture d'un certain nombre d'équipements publics. Cela pourrait-il s'aggraver dans les prochains mois ?
La capacité d'épargne des communes sera affectée au minimum de 20 à 30%. C'est extrêmement préoccupant. Face à cela, il n'y a que trois solutions. Premièrement : augmenter les impôts, mais les contribuables et, donc, les maires ne sont pas prêts à des hausses massives. Deuxièmement, baisser l'investissement. Et, enfin, réduire l'offre de services publics, ce qui sera mis en œuvre le plus tard possible. En effet, la première variable d'ajustement sera l'investissement, et non les services publics. J'en suis absolument convaincu.
Sous le quinquennat de François Hollande, l'investissement public local avait chuté avec la baisse des dotations. Pensez-vous que le même risque existe ?
Les mêmes causes produisent les mêmes effets ! Le risque est réel, parce que l'investissement constitue la variable d'ajustement la plus simple. En plus, les taux d'intérêt remontent et les banques commencent à regarder de près la situation financière des communes. D'ailleurs, les collègues de mon département me le disent : ils comptent différer des investissements trop coûteux en fonctionnement. La situation conduit à prioriser, par exemple, les investissements qui limitent les dépenses, voire apportent de nouvelles recettes, mais qui ne sont pas toujours ceux dont le territoire a besoin. Rationnellement, certaines collectivités pourraient continuer à investir autant, voire plus. Mais il existe, par ailleurs, des éléments psychologiques, comme la peur du lendemain, qui poussent à retarder la mise en œuvre des projets et à constituer une épargne de précaution. La plupart des maires se comportent en "bons pères de famille" : ils ont un comportement de gestion qui est prudent. Or, si le moteur de l'investissement local ralentit, cela ne sera pas neutre sur le plan macroéconomique, puisque celui-ci représente 57% de l'investissement public civil total.
La transition écologique nécessite pourtant des investissements massifs et urgents.
C'est le paradoxe ! Il faut par conséquent que l'État intervienne pour éviter une réduction de la solvabilité des collectivités territoriales et une baisse drastique de l'investissement. Celui-ci engage certes 1,5 milliard d'euros – en recyclant une part de crédits – sur la transition écologique. Mais, il faut que les collectivités aient une capacité d'autofinancement suffisante pour mobiliser ces subventions. C'est pourquoi nous défendons auprès du gouvernement l'idée que l'État doit non seulement impulser une politique en faveur de la transition écologique, mais aussi nous aider à préserver l'autofinancement. Nous, maires, ne le disons pas parce que nous sommes des pleurnichards ! Au contraire, nous sommes des gens sérieux, qui, en plus, répondons présents à chaque fois que l'État a besoin de nous.
Est-ce pour cette raison que l'AMF demande l'indexation de la dotation globale de fonctionnement (DGF) sur l'inflation ?
Nous ne disons pas qu'il faut réindexer la DGF en totalité sur l'inflation. L'État n'en a pas les moyens pour l'instant. Mais nous demandons que lui soit redonné un peu de dynamique.
Cela a été fait avec la hausse de 320 millions d'euros inscrite dans le projet de loi de finances pour 2023.
Cela a été un petit peu fait. Mais pas autant que nous le voulons. Le delta par rapport à notre revendication est de l'ordre de 300 à 400 millions d'euros. Par ailleurs, l'augmentation de DGF prévue n'est pas générale : elle est centrée sur la DSU - qui bénéficie aux grandes villes - et la DSR - qui va aux communes rurales. C'est très bien, mais tout le "ventre mou" - c'est-à-dire les collectivités qui ne sont ni rurales, ni urbaines - est très peu impacté. C'est quand même une taille de collectivité importante. En revanche, le fait que la croissance de la DSU [dotation de solidarité urbaine] et de la DSR [dotation de solidarité rurale] ne soit plus financée par un prélèvement sur d'autres dotations constitue une grande valeur ajoutée.
En vertu d'une règle qui s'applique nationalement, les valeurs locatives vont augmenter en 2023 dans les mêmes proportions que l'inflation. Cela devrait aider les communes à ne pas augmenter les taux de la fiscalité locale.
Absolument. Mais les maires vont quand même devoir porter la responsabilité de cette hausse d'impôts. Par ailleurs, le poids des recettes fiscales n'est pas le même selon les communes. A Saint-Grégoire, ville métropolitaine, dynamique et où les valeurs locatives sont élevées, je suis très heureux que les bases locatives augmentent de 7%. Je préfère cela à une hausse de 7% de la DGF. Mais certaines villes qui ont une moindre dynamique en matière d'habitat et des valeurs locatives plus faibles dépendent en réalité autant des dotations. Idéalement, il faudrait donc un "mix" de nouvelles recettes par une répartition entre les valeurs locatives et la DGF. Ainsi, toutes les communes s'y retrouveraient. La difficulté est néanmoins que la DGF est acquittée par le budget de l'État, alors que les valeurs locatives sollicitent le contribuable.
Le paysage de la fiscalité locale a profondément changé au cours des dernières années. Est-ce un nécessaire sujet de réflexion pour vous ?
Je pense qu'on ne fera pas l'économie d'une réflexion globale sur la fiscalité locale - tout comme d'ailleurs sur les dotations de l'État - car on est arrivé à un système illisible et dans lequel les collectivités n'ont plus d'autonomie de décision. Le fait que toute une partie des habitants ne soit plus soumise à une contribution fiscale est aussi un problème. Puisque la refondation est dans l'air du temps, nous devrions rebâtir les relations financières entre l'État central et les collectivités locales. Avec trois principes simples. D'abord : qui décide paie. Ce qui veut dire que si l'État prend une décision, il en assume les conséquences financières. Deuxièmement, il faut de la visibilité, parce que gérer les budgets des communes dans une logique annuelle n'a aucun sens. Or, à chaque législature, il est voté au moins une réforme majeure impactant les finances locales. Soit dit en passant, je trouve détestable qu'à chaque fois qu'un gouvernement veut réformer la fiscalité, il commence par la fiscalité locale. Pourquoi par exemple, au lieu de supprimer la CVAE [cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises], on n'a pas remis en cause la C3S [contribution sociale de solidarité des sociétés], comme le suggérait David Lisnard [le président de l'AMF] ? Parce que c'est un impôt national ! En dernier lieu, il faut réfléchir aux assiettes fiscales. Et cela avant de nous demander quelle taxe on affecte à tel ou tel niveau de collectivité. J'estime à ce sujet que les valeurs locatives ne sont plus adaptées. Les assiettes doivent être représentatives de la réalité contributive. Quand ce travail aura eu lieu, on pourra se demander quels sont les dispositifs de dotations et de péréquation qu'il faut remettre à plat.