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Concurrence - Paris et Bruxelles prisonniers d'un dialogue de sourds sur les aides d'Etat

Le vaste chantier de la réforme des aides d'Etat entamé depuis deux ans est l'objet d'un bras de fer entre Bruxelles et Paris. La Commission exercerait un contrôle démesuré, pendant que le gouvernement français méconnaîtrait les facilités proposées. Telle est l'ampleur du désaccord, que l'Allemagne contribue aussi à alimenter.

Qu'il soit à Paris, Rome ou Bruxelles, Arnaud Montebourg le clame sans relâche : les services de la Commission européenne mènent une politique nuisible à l'industrie en appliquant un contrôle des aides publiques digne des "Talibans du droit". Au Berlaymont, le siège de la Commission européenne, les principaux intéressés balaient la critique d'un revers de main, estimant que le ministre du Redressement productif aboie sans savoir de quoi il retourne.
Après tout, la Commission donne son feu vert à 95% des aides qui lui sont notifiées, martèle le commissaire à la concurrence, Joaquin Almunia. Depuis 2012, l'Espagnol est convaincu d'assouplir de manière "spectaculaire" toute une batterie de règles : certains dossiers sont d'ores et déjà bouclés, comme les aides à finalité régionale ou aux aéroports locaux (voir ci-contre nos articles du 20 juin 2013 et du 20 février 2014), quand d'autres restent à arbitrer. C'est le cas des aides à l'énergie et à l'environnement, dont le nouveau régime devrait être adopté cet été pour une entrée en vigueur début 2015.
Manifestement, l'effort reste insuffisant aux yeux des gouvernements français et allemand. A l'issue du sommet bilatéral du 19 février, les deux capitales exigent de relever "nettement" les seuils de notification, dans le but de diminuer l'emprise des services du commissaire Almunia.

Un chantier pour le futur collège des commissaires ?

Paris et Berlin visent les interventions de faible montant, celles qui échappent à l'examen minutieux de la Commission, car inférieures à 200.000 euros sur trois ans. Mais également les régimes de plus grande envergure. Cantonnés à un domaine bien précis (R&D, PME, environnement, etc. ), ils dépendent eux aussi de plafonds d'intervention. Le moment choisi par Paris et Berlin pour monter au filet peut surprendre, tant la réforme de l'encadrement du soutien public aux entreprises est déjà bien entamée à Bruxelles. Elle est même achevée pour les aides de minimis, au risque de faire passer les deux gouvernements pour des résistants de la 25e heure. Le message lancé vaut surtout pour le prochain collège de commissaires, anticipe-t-on dans l'entourage d'Arnaud Montebourg, où l'on s'agace de voir la Commission européenne sanctuariser, jusqu'en 2020, des seuils d'intervention définis avant la crise. C'est le cas pour les aides de minimis, dont le seuil de 200.000 euros, arrêté en 2006, a été reconduit fin 2013 pour sept ans.

Des effets pervers au profit du plus fort ?

De 2009 à 2010, la Commission a consenti une dérogation temporaire : le seuil a ainsi été porté à 500.000 euros, afin d'accompagner les plans de relance qui essaimaient en Europe. Mais elle ne souhaite pas réitérer l'expérience. L'assouplissement des contrôles pendant la crise aurait surtout "profité à un pays", glisse diplomatiquement Joaquin Almunia lors d'un passage à Paris, le 21 février. "Pas l'Etat le plus faible, mais le pays le plus fort économiquement." Une allusion flagrante à l'Allemagne. En 2009, cette dernière concentre à elle seule 60% des aides d'Etat décaissées relevant du régime assoupli (10 sur 16 milliards d'euros recensés par Bruxelles), devançant largement les autres pays.
En revanche, une analyse un peu différente se profilerait pour le cas spécifique des aides de faible montant : l'Allemagne a indiqué à la Commission qu'elle s'en servirait à hauteur de 2 milliards d'euros, pour plus de 1.000 entreprises. Soit exactement les proportions prévues… en Grèce. L'Espagne, quant à elle, a annoncé le chiffre d'1,4 milliard d'euros. La France n'a pas avancé d'estimations, mais la mesure a été "massivement utilisée" pour toute une série d'exonérations fiscales, indique un expert. Fin 2010, l'Italie a de son côté obtenu une prolongation du régime dérogatoire, à hauteur d'1 milliard d'euros…
"Ce n'est pas une décision personnelle", insiste Joaquin Almunia. "Un grand nombre de ministres ne voulaient pas relever le seuil de minimis."
Dans sa stratégie de négociation, le ministère du Redressement productif a opté pour une posture maximaliste, réclamant le retour à l'enveloppe de 500.000 euros par entreprise, quand un "seuil à 300.000 ou 350.000 aurait eu plus de chances d'aboutir", estime un expert. En clair, la France aurait été trop "gourmande" et les Etats divisés.

La France, malhabile ou zélée ?

D'ici la fin du mandat de la Commission, d'importantes décisions restent à prendre. Comme l'adoption d'un règlement qui devrait permettre d'élargir la palette d'aides n'ayant pas à être notifiées. Un soulagement pour Paris ? Pas vraiment. Au-delà de 100 millions d'euros annuels, les Etats devront procéder à une évaluation précise de l'efficacité de la dépense publique et de ses éventuels effets négatifs sur le marché. Si le seuil de 100 millions d'euros peut paraître élevé, il a tôt fait d'être atteint dans les grands programmes aéronautiques, note-t-on au ministère du Redressement productif.
Mal à l'aise avec la doctrine européenne sur la concurrence, la France serait parfois victime de ses propres choix. A Bruxelles, on estime que le pays exploite mal les possibilités offertes par le règlement d'exemption actuellement en vigueur, contrairement à d'autres grands pays comme l'Allemagne, le Royaume-Uni ou l'Italie.
Qu'il s'agisse de l'automobile, des biotechnologies, de l'énergie ou de la microélectronique, Paris notifie une grande quantité de mesures individuelles. Sur 55 aides approuvées par les services de M. Almunia depuis 2007, 30 émanent de la France. Montant du pactole tricolore : 1,8 milliard d'euros, contre 800 millions pour tous les autres Etats. Souvent laborieuse, cette pratique donne lieu à des allers-retours avec la Commission. D'où l'intérêt d'opter pour la mise en oeuvre d'un régime global d'aide à un secteur donné, qui évite la négociation au cas par cas avec Bruxelles.
Mais là encore, les responsabilités seraient enchevêtrées : "La notification individuelle des grands projets est une contrainte de la réglementation communautaire, indique un expert. Il n'est pas possible de faire autrement… Peut-être que les autres Etats ne sont pas aussi respectueux de ces procédures", insinue-t-il.

Marie Herbet / Contexte.com


La "matching clause", autre source de conflits

Auprès de ses partenaires mondiaux, l'UE passe pour "l'idiot du village global", tant son zèle en matière d'aides d'État contraste avec l'absence de tels schémas de discipline, aux États-Unis et en Asie. Depuis 1996, elle a pourtant la possibilité d'autoriser les États à dépasser les plafonds d'aide autorisés en matière de R&D, pour s'aligner sur ceux des pays tiers, si ces derniers dépensent plus pour des projets équivalents. Baptisée "matching clause", cette munition n'a jamais servi. La Commission se défend : aucun Etat ne l'a invitée à le faire. Sa mise en oeuvre reste de toute façon complexe, tant elle nécessite de collecter des données précises.
Dans une déclaration commune en novembre, la France et l'Italie réclament de repenser la politique de la concurrence "à la lumière des transformations imposées par le contexte de compétition mondiale". Un premier pas consisterait à créer un "système de contrôle efficace des subventions accordées en dehors de l'UE".