Odas : observation partagée et approche sociétale des solidarités, un héritage à préserver ?
Le modèle original de l’Observatoire de la décentralisation et de l’action sociale (Odas) n’a pas pu survivre aux difficultés budgétaires et à l’instabilité gouvernementale de 2024. L’Odas portait pourtant une certaine vision de l’observation de l’action sociale, visant à faire dialoguer le national et le local, le stratégique et le technique, le quantitatif et le qualitatif, et à promouvoir une approche des solidarités impliquant non pas seulement des spécialistes mais la société tout entière. Les dirigeants de l’Odas reviennent pour Localtis sur cette aventure de 35 ans et Fabian Jordan, son dernier président, raconte comment il est possible, localement, de partir des "valeurs" pour développer une politique dans laquelle chacun – commune, citoyen, entreprise… – devient acteur.

© @Fabian Jordan/ Claudine Padieu, Didier Lesueur et Fabian Jordan
Après 35 ans d’existence, l’Observatoire de la décentralisation et de l’action sociale (Odas) a officiellement fermé ses portes le 6 mars 2025. "Nous étions en cessation de paiement, sans aucune perspective de financement sérieux de la part de l’État. Il n’y avait donc pas d’autre issue que la liquidation", explique à Localtis Didier Lesueur, délégué général de l’association. Après plusieurs années de difficultés financières, l’instabilité gouvernementale de l’année 2024 aura été fatale à l’organisation, dont le modèle économique reposait pour environ un tiers sur des financements de l’État, un tiers sur les cotisations de ses adhérents et un tiers sur des missions de recherche et d’accompagnement menées au sein de son réseau.
Parmi ses adhérents, l’Odas comptait 80 départements, un peu plus de 40 communes et intercommunalités, des associations de solidarité et d’élus et des organismes de protection sociale. "Par sa structuration même, l’Odas n’était dépendante de personne, ce qui permettait d’avoir cette analyse objective du modèle social", met en avant Fabian Jordan, maire de Berrwiller et président de l’agglomération de Mulhouse, qui était devenu le président de l’Odas en 2023 (voir notre interview ci-dessous). "Ce qui est dommage, c’est qu’aujourd’hui on en aurait bien plus besoin encore qu’hier", regrette-il. À l’heure où la nécessité d’évaluer les politiques publiques – en particulier dans le champ social et médicosocial - est unanimement reconnue, "l’Odas est mort de l’indifférence de l’État", déplore Didier Lesueur.
Un décalage entre des orientations portées sur la prévention et le lien social et "des préoccupations très gestionnaires"
Ce dernier salue toutefois le soutien fidèle de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) qui accompagnait la démarche du Laboratoire de l’autonomie (Lab’AU) et d’autres travaux sur le handicap et le vieillissement de la population. L’Odas avait récemment formalisé quatre axes stratégiques : la prévention précoce en matière d’enfance et de famille, l’opportunité que constitue le vieillissement pour les territoires, le travail social au service de l’animation et du développement social des territoires et enfin le développement des liens sociaux et de repères partagés pour susciter et entretenir des solidarités de proximité – autrement dit la citoyenneté et la fraternité.
Cette vision large et sociétale des solidarités était la marque de fabrique de l’Odas depuis l’origine, ce qui lui avait valu de se voir confier par l’État l’animation de la grande cause nationale Fraternité en 2004. Fondateur de l’Odas, Jean-Louis Sanchez rappelle l’idée qui était alors portée et qui donnait du sens au mouvement encore récent de décentralisation : "Si la liberté et l’égalité sont l’affaire de l’État, la fraternité est l’affaire du local." Reconnue aux niveaux national et local, cette approche a bénéficié au fil des années de l’appui de nombreuses personnalités politiques, parmi lesquelles l’élu de Meurthe-et-Moselle Michel Dinet, fervent défenseur du développement social local, qui avait présidé l’Odas entre 2005 et 2014 (voir notre article).
Mais ces dernières années, le "décalage" a été croissant entre ces orientations et "des préoccupations très gestionnaires et donc bureaucratiques de l’État, des départements et, dans une moindre mesure, des communes", estime Didier Lesueur. "Il s’agit de boucler le budget, servir les prestations, donc on est dans le traitement, la réparation. La prévention reste du discours", résume-t-il. "Or, l’action sociale, c’est la voiture-pompier pour les personnes pour lesquelles les catastrophes sont déjà arrivées, en protection de l’enfance notamment, estime Claudine Padieu, directrice scientifique de l’Odas. La seule action raisonnable possible devrait être de la prévention en population générale, pour limiter les dégâts, les dégâts de la solitude en particulier."
Il s’agit donc de ne pas négliger la dimension qualitative de l’observation sociale, en articulation avec le recueil de données quantitatives. Soucieux de transmettre cette approche, Didier Lesueur et Claudine Padieu rencontreront prochainement les équipes de la Drees (direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques, ministères sociaux).
L’observation partagée nécessite de sortir des "jeux de rôle"
La richesse du projet de l’Odas, c’était "l’observation et la réflexion partagées", l’"échange avec le terrain" et la "confiance bâtie" au sein des groupes de travail, selon Claudine Padieu qui considère en cela que le Covid, en limitant ces échanges, a constitué "le premier coup de grâce" pour l’association. Dans le cadre de l’enquête sur les dépenses sociales et médicosociales des départements – dont Localtis se faisait chaque année l’écho -, les membres du groupe "donnaient leurs estimations même si ces estimations n’étaient pas certaines, partageaient avec les autres de façon confiante parce qu’ils n’étaient pas dans des jeux de rôle", poursuit l’ancienne administratrice de l’Insee qui œuvrait bénévolement aux travaux de l’Odas et à la transmission de son savoir-faire.
"Ironie de l’histoire dans le contexte actuel, grâce à la collaboration historique de tous les départements et l’implication d’une équipe de bénévoles", l’étude annuelle représentait "une production unique qui permettait de se comparer et de maîtriser une dépense que nous savons tous inflationniste", avait mis en avant l’Andass (Association nationale des directeurs d’action sociale et de santé) dans un communiqué publié en janvier dernier.
Et "ce lien si étroit avec le terrain permettait à l’Odas de pouvoir annoncer avant tout le monde l’émergence d’une nouvelle difficulté, qu’elle soit d’ordre sociologique ou d’ordre financier", souligne Jean-Louis Sanchez. Pour ce dernier, "la fin de l’Odas reflète la fin d’une vision politique reposant sur de la connaissance au profit d’une vision politique reposant sur de l’émotion".
Fabian Jordan, maire de Berrwiller, président de Mulhouse Alsace agglomération et président de l’Odas : "C’est à partir des valeurs que nous développons une action sociale, solidaire et fraternelle sur le territoire"
Localtis - Vous avez cheminé pendant plusieurs années aux côtés de l’Odas, jusqu’à en devenir le président en 2023. Pourriez-vous évoquer cette histoire ?
Fabian Jordan - C’est une longue histoire de défense des valeurs, aussi bien dans la politique et dans l’engagement citoyen que dans l’analyse, l’observation, l’anticipation. En 2008, c’était la première journée citoyenne à Berrwiller et, en 2009, l’Odas m’a contacté et nous avons commencé à travailler sur l’essaimage de cette journée citoyenne – aujourd’hui entre 3.000 et 4.000 communes l’organisent chaque année.
C’était ma première action politique en tant que maire et ce travail m’a permis de mettre en place une politique tout à fait différente, que j’ai appliquée dans l’ensemble de mes fonctions, naturellement en tant que maire avec mes citoyens mais aussi au niveau de l’intercommunalité.
Comment avez-vous mis en œuvre cette approche au niveau de l’intercommunalité ?
À l’époque encore où l’intercommunalité était un phénomène subi, j’ai mis en place une gouvernance tout à fait différente, à l’image de l’esprit de la journée citoyenne : travailler avec l’ensemble des maires et élus, fédérer toutes les idées qui émanent du terrain, développer une stratégie d’ensemble permettant de faire ensemble ce qu’on n’est pas en capacité de faire tout seul. J’ai construit un réel pacte de confiance avec les communes, avec également un développement économique exceptionnel grâce à un rapprochement avec le monde économique. Et tout cela est parti de la journée citoyenne, du travail avec l’Odas et du développement de ces valeurs… J’ai toujours dit que je développais une politique qui est fondée sur des valeurs.
Est-ce que, au-delà de l’essaimage de la journée citoyenne, vous estimez que ce message a pu porter ?
Si la philosophie est largement partagée, la mise en œuvre est un peu plus compliquée. On se heurte à une technocratie qui n’est pas toujours favorable à cette évolution, à cette réflexion, à ce travail avec la base, à cette remise en question, à cette interrogation. La technocratie est descendante, centralisée, et nous on prône justement une décentralisation, une responsabilisation, la considération de l’autre dans une co-construction. La co-construction, cela veut aussi dire qu’il faut savoir écouter, entendre l’autre, se remettre en question, être dans l’humilité… et ça, ce n’est pas toujours répandu partout.
Avec les difficultés budgétaires actuelles, les collectivités peuvent-elles persévérer dans cette approche-là ?
Je pense que c’est essentiel. Peut-être même plus aujourd’hui que hier, il faut regarder le fonctionnement historique de nos structures, les réinterroger, les réorienter. Chacun doit pouvoir devenir acteur et c’est à la collectivité de construire un projet dans lequel les citoyens, mais aussi les entreprises, les partenaires, deviennent tous acteurs et se connaissent entre eux. Il faut être dans cette proximité de la décision, dans l’analyse objective, dans l’encouragement, susciter le sens de l’effort et permettre à tout le monde de co-exister. Le vivre-ensemble, en fin de compte, c’est cela. Et c’est ce qui est noble dans la politique, souvent on l’oublie.
Qu’est-ce qui va le plus manquer avec la disparition de l’Odas ?
Ce qui va manquer, c’est l’anticipation, c’est aussi d’avoir une analyse objective et pas une analyse de structure. L’Odas portait cette analyse qui permettait aux départements d’avoir une vision plus générale du développement de l’action sociale sur leur territoire. Et de pouvoir mettre en place une politique qui réponde aux difficultés du terrain, qui ne sont pas les mêmes sur toute la France, de donner une vraie possibilité aux acteurs du territoire d’insuffler le changement sur leur périmètre. Dès que vous avez une mesure nationale, centralisée, elle répond peut-être à une partie des difficultés, mais certainement pas globalement et certainement pas de la même manière d’un territoire à l’autre.
Il y a justement des voix qui s’élèvent aujourd’hui sur les limites de la décentralisation, les différences de moyens et de volonté politique qui créent des inégalités territoriales dans certains domaines. Que répondez-vous à cela ?
Il y a une péréquation qui doit se faire entre les territoires et il faut aussi travailler sur les recettes. J’ai 39 communes dans mon agglomération, ce sont 39 modèles différents, et j’essaye de créer de la péréquation sur le territoire mais aussi d’avoir ensuite une vision large sur le territoire en ce qui concerne l’habitat, le développement social, le périscolaire, le temps de l’enfant, le vieillissement de la population… La commune ne pourra pas le faire toute seule même si c’est elle qui génère des ressources fiscales. Cela demande une vraie proximité avec l’échelon communal, quitte à mettre en place des dotations de solidarité communautaire comme on l’a fait sur l’agglomération de Mulhouse.
Comment convaincre les communes qui ont plus de contribuer pour celles qui ont moins ?
Pour les convaincre, il faut que les élus soient prêts à écouter. Si vous arrivez à créer du lien entre les uns et les autres, si vous arrivez à faire comprendre que votre bassin de vie ce n’est pas juste votre commune, que les jeunes de votre petite commune iront faire leurs études dans une plus grande ville et qu’il faudra créer des emplois pour permettre à ces gens-là de rester sur le territoire, si vous expliquez que les gens vont vieillir dans ces communes et qu’il faut réfléchir à la manière de les accompagner, si vous arrivez à faire comprendre qu’il faut vivre dans un territoire un peu plus large et qu’il faut être en considération les uns des autres, vous avez gagné. Donc on repart sur des valeurs, on revient à l’origine de l’Odas, de la journée citoyenne : c’est à partir des valeurs que nous développons une action sociale, solidaire et fraternelle sur le territoire. Ce ne sont pas juste des discours, c’est une vérité économique.