Mobilité bas carbone : une bonne résolution difficile à tenir
Une enquête Ipsos pour La Fabrique de la Cité révèle que si neuf Français interrogés sur dix aimeraient réduire l’impact écologique de leurs déplacements du quotidien, près des trois quarts jugent difficile, voire impossible de passer à l’acte pour l’heure. Pour favoriser le basculement modal, et devant la difficulté de développer rapidement les modes "neutres", la tentation de "faire vivre aux automobilistes un enfer" n’est pas sans avenir.
Cinq ans. C’est le temps qu’une personne interrogée sur deux par Ipsos, dans le cadre d’un sondage* pour La Fabrique de la Cité, se donne pour réussir à utiliser des moyens de déplacement qui polluent moins – la moitié d’entre eux se donnant même moins de deux ans. Si 9% des sondés n’aimeraient pas réduire l’impact écologique de leurs déplacements quotidiens, les trois quarts précisent qu’ils aimeraient renoncer à la voiture comme moyen de transport principal. Mais seul un quart considère que "ce serait déjà possible s’il le souhaitait vraiment". L’étude relève que la voiture individuelle reste le principal mode de transport du quotidien (utilisée par 75% des sondés), loin devant les mobilités douces (marche, vélo, engins de déplacements personnels motorisés… 44%) et les transports en commun (29%) – plusieurs réponses étant possibles. La part de la voiture atteint même 86% en zone rurale et 87% en zone périurbaine, ou encore 84% chez les ouvriers. Et la fin de son règne n’est pas pour demain, comme le diagnostiquait il y a peu un rapport de la délégation à la prospective du Sénat. Pour réduire l’impact écologique de leurs déplacements, si les sondés évoquent la perspective de se déplacer davantage à pied ou en vélo (37%) ou en transport en commun (21%), ils envisagent en effet également de recourir toujours, mais différemment, à la voiture : via l’achat d’un véhicule électrique ou hybride (36%) ou essence ou diesel plus récent (14%), l’adoption de l’écoconduite (18%) ou le covoiturage (11%).
Investir davantage dans les transports en commun
Ceux qui aimeraient renoncer totalement à la voiture souhaiteraient y substituer les mobilités douces (42%), légèrement devant les transports en commun (39%). Il est vrai que l’’usage de ces derniers reste perçu comme "difficile" pour plus de la moitié des sondés. Une perception qui évolue naturellement en fonction du lieu d’habitation : 17% parmi ceux habitant l’agglomération parisienne, mais 76% dans les agglomérations de moins de 20.000 habitants (et 65% pour ceux dont le trajet domicile-travail est supérieur à 20 km). Pour autant, ils n’y sont pas hostiles. Pour preuve, pour l’ensemble des sondés, quel que soit leur lieu d’habitation, c’est en priorité dans les bus ou les tram qu’il faut investir. Y compris chez ceux habitant en milieu rural, où la solution d’un service d’autocars express partant d’un parking près de leur domicile et desservant une zone multimodale remporte un succès certain. Les habitants de centre urbain ou de banlieue plaident ensuite pour l’investissement dans des places de parking, puis des aménagements cyclables, alors que ceux vivant en milieu périurbain ou rural demandent d’abord d’investir dans le covoiturage, puis dans des bornes de recharge (en périurbain) ou des trains (en milieu rural).
Une transition au long cours
Commentant les résultats, Guy Le Bras, directeur général du Groupement des autorités responsables de transport (Gart), estime que le fait que "tout le territoire soit désormais couvert, grâce à la loi LOM, par des autorités organisatrices de mobilité (AOM) devrait permettre de développer l’offre de transports en commun en dehors des agglomérations". "900 communautés de communes ont réfléchi à prendre la compétence Mobilité, et la moitié l’ont fait. Cela va dans le bon sens, mais on part d’assez loin…", tempère-t-il. "Il faudra du temps [pour passer à une mobilité neutre en carbone], si difficile à accepter dans notre société de l’immédiateté", avertit Jean-Luc Fugit, député du Rhône et président du Conseil national de l’air. Yves Crozet, économiste spécialiste des transports, confirme, prenant l’exemple de la Norvège, "où 80% du parc automobile reste thermique, alors que cela fait dix ans que le pays s’est lancé dans son électrification". Cette inertie lui fait d’ailleurs douter que les objectifs de la Stratégie nationale bas carbone (SNBC) puissent être atteints. "Nous ne sommes pas dans la trajectoire", précise-t-il.
Tenir compte du réel
Pour autant, Jean-Luc Fugit alerte sur les risques de vouloir "aller trop vite", soulignant la nécessaire acceptabilité des nouveaux dispositifs, et notamment des ZFEm (zones à faibles émissions mobilité). L’élu se dit toutefois "convaincu qu’il suffit parfois de pas grand-chose pour que certains délaissent la voiture. Cela passe par un accompagnement, financier, mais aussi par de la pédagogie. Il faut prendre le temps d’expliquer les choses". Il invite également à laisser "beaucoup de souplesse" aux territoires, et à rendre les nouveaux dispositifs attractifs : "On n’embarquera pas les gens si ce qu’on leur propose est plus contraignant, plus complexe, plus triste que ce qu’ils vivent aujourd’hui." Un discours auquel souscrit Guy Le Bras, "peu en phase avec les fortes ambitions" du programme "Fitfor55" de la Commission européenne. "Les politiques doivent tenir compte du possible, des capacités d’absorption des technologies, des collectivités, des citoyens…", implore-t-il. Et d’indiquer que pour "augmenter de 10% la part des transports en commun, il faut doubler les investissements". Un ratio qui ne va guère s’améliorer, alors que "le développement des transports massifs devient de plus en plus cher", relève-t-il, le prix d’un bus électrique ou à l’hydrogène n’ayant rien de comparable avec celui fonctionnant au diesel.
Des limites de la contrainte
Face à cette lenteur d’un basculement modal "par le haut", la tentation est grande de le favoriser par le bas, "en faisant vivre aux automobilistes un enfer", pour reprendre les mots d’Yves Crouzet. Ce dernier relève toutefois les limites de l’approche : "Les transports sont là pour régler des problèmes de rang supérieur : chercher ses enfants à l’école, se rendre au travail, etc. Ils sont une solution, d’où la difficulté de les rendre plus complexes." Il souligne encore qu’en la matière, la régulation par les prix – péages urbains, fiscalité du carburant… – rencontre vite des limites, comme l’on montré les mouvements des bonnets rouges ou des gilets jaunes. La régulation par les quantités – "par la congestion" (réduction de la voirie, de la vitesse, ralentisseurs, radars…) – semble donc avoir de beaux jours devant elle. "Les AOM doivent gérer l’abondance de voitures", insiste-t-il, compte tenu de la "rareté de l’espace viaire". Et ce d’autant plus que "les nouvelles modalités se font sur la voirie, pas sur les rails". Il invite donc les AOM à "s’occuper de la voirie". Une compétence au cœur de l’actualité, puisqu’elle fait partie de celles discutées dans le cadre du projet de loi 3DS, afin de savoir si elles doivent être transférées "en bloc" (ce que veut l’Assemblée nationale) ou "à la carte" (souhait du Sénat).
*Étude réalisée auprès d’un échantillon représentatif (méthode des quotas) de la population française âgée de 18 ans et plus. 1003 personnes interrogées par internet du 19 au 30 novembre 2021.