Marc-André Feffer : un Forum des collectivités engagées pour "progresser vers des standards d'éthique plus élevés"
Sous l'impulsion de Transparency International France, un Forum des collectivités engagées réunit depuis fin 2018 six villes - Cannes, Grenoble, Limoges, Paris, Rennes, Toulouse - et le département de Seine-Saint-Denis. L'objectif de ces collectivités : échanger sur leurs pratiques, se former et progresser sur le terrain de la déontologie et de la transparence. Marchés publics, économie mixte, urbanisme, recrutement… Selon Marc-André Feffer, président de Transparency France, les risques sont partout et il y va de l'intérêt des élus comme de la collectivité de se saisir de façon volontariste de ces enjeux. Alors que l'association vient de sortir une version actualisée de son "Guide pratique de l'acteur public local", Marc-André Feffer a expliqué à Localtis comment les collectivités du Forum se saisissaient de ces questions d'éthique, d'intégrité et de lien au citoyen.
Localtis - Qu'est-ce qui a motivé le lancement du Forum des collectivités engagées ?
Marc-André Feffer - Nous étions déjà en relation avec certaines collectivités intéressées par les questions d'éthique et, après la loi Sapin 2, nous avons fait le constat que le cadre était très précis sur les obligations qu'on allait imposer aux entreprises – les grandes entreprises sont obligées d'établir des plans de prévention de la corruption – et qu'il n'y avait en revanche pas d’obligations équivalentes concernant les grandes collectivités. Or, les grandes collectivités ont le même type de problèmes en matière d'éthique, d'intégrité, de lutte contre la corruption, que les grandes entreprises. Il nous est donc apparu normal de nous intéresser non seulement aux entreprises mais aussi aux grandes collectivités.
Au moment de l'élection présidentielle, nous avions interpellé tous les candidats en formulant onze recommandations et l'une de celles-ci était d'inciter les grandes collectivités à mettre en place des plans de prévention de la corruption. A l'époque, le candidat Emmanuel Macron nous avait donné son accord de principe. Compte tenu du principe de libre administration des collectivités locales, il était difficile de passer par un projet de loi. Nous avons donc souhaité proposer aux grandes collectivités volontaires de travailler avec nous, ce que l'on avait fait il y a quelques années pour les entreprises. On a aujourd'hui un Forum des entreprises engagées qui regroupe une trentaine de grandes entreprises françaises ; ces dernières s'engagent publiquement à lutter contre la corruption, à développer l'intégrité et à travailler avec nous sur certains sujets. Pourquoi ne pas transposer cette démarche à de grandes collectivités publiques qui accepteraient de créer un Forum des collectivités engagées ? Des collectivités qui, d'une part, s'engageraient publiquement à lutter contre la corruption et à développer l'intégrité et l'attitude éthique dans leurs organisations et qui, d'autre part, seraient prêtes à discuter avec nous d'un certain nombre de sujets.
Lorsque nous avons cherché des collectivités volontaires, nous nous sommes évidemment intéressés en priorité à des collectivités dont nous savions qu'elles étaient concernées par ces problématiques. Aux précédentes municipales, nous avions interrogé les candidats, dans les communes de plus de 100.000 habitants, sur l'intégrité et la transparence au niveau local et nous avions eu des positions de principe favorables.
Nous avons ciblé les grandes municipalités, les régions, les départements – nous pourrions aussi nous intéresser aux métropoles. Fin 2018, nous avons lancé le Forum des collectivités engagées avec sept collectivités qui y ont adhéré : six grandes villes - Cannes, Grenoble, Limoges, Paris, Rennes, Toulouse - et le conseil départemental de Seine-Saint-Denis.
Dans ces collectivités, où sont portés ces enjeux de déontologie et de transparence ? Observe-t-on une dynamique forte en faveur de ces enjeux ?
Les collectivités qui adhèrent au Forum sont évidemment motivées par ces questions. Elles ont déjà avancé, mais elles ont besoin d'échanger et d'être soutenues pour avancer dans différents domaines.
Nous avons souhaité que la participation aux réunions du Forum inclue à la fois des élus et des fonctionnaires territoriaux. Au niveau des élus, dans ces municipalités, le thème de l’intégrité et de la déontologie est le plus souvent porté par le maire lui-même et mis en œuvre sous la responsabilité de l'adjoint en charge de la gouvernance et du fonctionnement du conseil municipal. Au niveau des fonctionnaires, cela dépend de l'organisation ; les collectivités du Forum ont créé un organe de déontologie (ou deux : un pour les fonctionnaires, un pour les élus), soit interne soit externe, individuel ou collégial.
Qu'est-ce qu'une collectivité engagée ? Y a-t-il un dossier prioritaire ?
Les collectivités nous ont fait part de leurs préoccupations sans nécessairement les hiérarchiser. Toutes ont déjà prévu des procédures particulières en matière de marchés publics, c'est une préoccupation permanente qui est déjà largement prise en compte.
Une autre problématique importante est celle des conflits d'intérêt, notamment avec les satellites ou organismes tiers – les sociétés d'économie mixte, la métropole par rapport à la commune, etc. Lorsque des élus sont membres de plusieurs collectivités, établissements publics ou sociétés qui sont liés, cela pose des problèmes objectifs d'éventuels conflits d'intérêt ; il y a chez nos membres un désir d'approfondir ces problématiques en liaison avec les organes de déontologie.
Au nombre des sujets d’attention figure aussi tout ce qui concerne la mise en place de l'alerte éthique, prévue par la loi Sapin 2. Ces grandes collectivités sont bien informées de leurs obligations et mettent en place les procédures nécessaires. Mais, comme les entreprises, elles ont le souhait de savoir comment elles peuvent faire fonctionner au mieux cette alerte éthique.
Un autre sujet très intéressant est celui de l'open data versus la protection des données personnelles. Tous nous ont dit : l'open data c'est très bien, mais nous avons des problèmes de conciliation avec le règlement général sur la protection des données (RGPD).
Le dernier sujet est celui de la participation citoyenne. Comment peut-on, d'une part, améliorer la transparence dans le fonctionnement quotidien de la collectivité – par exemple concernant les rendez-vous avec des lobbyistes – et, d'autre part, favoriser la participation des citoyens à la vie de la municipalité.
Ces cinq grands thèmes sont apparus prioritaires. Nous allons les aborder avec pragmatisme et modestie car les sept collectivités membres du Forum ont déjà beaucoup travaillé sur ces sujets. A titre d’exemple de bonnes pratiques : les agendas de la maire de Paris et de ses adjoints sont en ligne, le maire de Limoges a signé la charte Anticor…
Des plans de prévention de la corruption ont-ils été mis en place dans certaines collectivités ?
Cette mise en place est déjà en cours chez certains des membres du Forum. Partout des briques ont été posées : un dispositif d'alerte éthique, un déontologue, l'analyse de risques, notamment en matière de marchés publics. Cette démarche de prévention est essentielle : elle a pour but de sécuriser les élus et les fonctionnaires, en repérant les endroits ou les comportements qui peuvent être à risque et en incitant à la remontée d’informations. C'est donc leur intérêt bien compris.
La loi Sapin n'exige pas que les collectivités mettent en place des plans de prévention de la corruption, mais l'Agence française anticorruption (AFA) peut venir faire des contrôles, qui ne sont pas sanctionnés. Elle propose aussi une méthode d'assistance et peut accompagner les collectivités qui le souhaitent dans la mise en place de dispositifs anti-corruption.
Nous considérons que notre Forum est complémentaire de la démarche de l'AFA. L'Agence a deux fonctions, de contrôle et d'assistance. Le Forum, quant à lui, promeut une démarche d'engagement vis-à-vis de la société civile, de partage de bonnes pratiques et de progression collective. L'idée de base est la même : aider ceux qui sont volontaires à progresser vers des standards d'éthique plus élevés.
Quelles sont pour vous les collectivités les plus à risque en termes d'éthique et de déontologie ?
Les risques existent partout, mais ne se présentent pas de la même façon selon les sujets et les collectivités. Concernant les risques associés aux marchés publics, la réglementation est très précise, avec des contrôles. Quand une collectivité ou un établissement public brasse des milliards d'euros, il faut une vigilance particulière, c'est la même chose dans l'entreprise.
Par rapport aux conflits d'intérêt, plus il y a de satellites, plus il y a d'intérêts par exemple avec des sociétés d'économie mixte, plus il est nécessaire d'y réfléchir. Mais vous avez aussi des risques de petite corruption liés à des conflits d'intérêt locaux au niveau de l'urbanisme, du recrutement ; dans de petites collectivités il peut y avoir des tentations.
Je dirais que la forme des "tentations" varie mais qu'il existe des risques partout. Et donc, ce qui est important en matière d'intégrité, c'est que les élus soient conscients des risques, c'est d'ailleurs à cela que sert notre guide pratique de l'élu local. Lorsqu'un élu arrive dans ses fonctions il doit respecter de nombreuses règles et être très vigilant sur un certain nombre de problématiques, comme la prise illégale d'intérêt ou le favoritisme, parce qu'il va nécessairement être confronté dans sa vie d'élu à des situations complexes.
Cela suppose un effort d'information et de formation, puis le fait de demander conseil lorsqu'on est confronté à ce type de situations - d'où l'importance des déontologues. Finalement, la bonne démarche éthique, c'est de se dire : notre collectivité, nous-même, serons très probablement un jour confrontés à des problèmes d’intégrité… il faut donc faire en sorte, autant que possible, que le problème n'apparaisse pas et, s'il apparaît, de le connaître et de le traiter.
Votre guide montre à quel point le dispositif législatif est déjà étoffé, ce qui impose aux acteurs locaux un effort d'appropriation. Y a-t-il encore des angles morts dans cette législation ?
Il faut effectivement éviter de se dire que, parce qu'on a un dispositif législatif très présent, on n'a plus rien à faire. C'est un axe de plaidoyer de Transparency, c'est la même chose au niveau de la grande corruption internationale : c'est très bien d'avoir des textes, mais il faut les mettre en œuvre (ce que l'on appelle en franglais l'enforcement). Cela suppose une posture proactive : le maire, les élus, le DGS doivent dire clairement et publiquement que c'est une priorité de l'exécutif. Pour moi, c'est absolument essentiel.
La deuxième chose, et les élus sont très préoccupés par cela, c'est comment l'on parvient à "repérer", dans les profondeurs de sa collectivité, d'éventuels comportements à risques. Pour un élu qui dirige une collectivité avec des milliers d'agents, l'alerte éthique est essentielle, parce qu'il a besoin d'avoir des mécanismes de remontée. Outre une alerte éthique bien positionnée, la présence d'un déontologue ou d'une commission de déontologie est nécessaire pour traiter des conflits d'intérêt. Et une analyse de risques approfondie permet une vigilance particulière, dans le cadre d'une législation générale, à certains comportements.
Nous avons une législation assez imposante, donc il faut la faire vivre. Ce qui signifie : des élus motivés, des mécanismes indépendants qui permettent de faire apparaître les problèmes et une analyse de risques approfondie et permanente.
Dans le cadre du Forum, envisagez-vous d'organiser un retour d'expérience des déontologues ?
Certainement, on aura l'occasion d'échanger sur des retours d'expérience de déontologues, avec nos adhérents qui sont les élus. La déontologue de l'Assemblée nationale vient de sortir son premier rapport. Ce qui est intéressant, c'est qu'elle reçoit énormément de demandes. Il y a au moins 400 parlementaires différents qui, la première année, l'ont consultée sur des questions de conflits d'intérêt (ndlr : selon le rapport, 80% des députés l'ont sollicitée depuis juin 2017). Donc il y a bien un besoin.
Ce qui est important, c'est que les déontologues puissent se parler entre eux, de façon générale bien sûr. C'est un métier qui nécessite d'avoir une bonne expérience ; sur un conflit d'intérêt, il faut exercer du bon sens. Il faut bien connaître la législation : quand la législation est violée, quand il y a un cas de corruption patent, c'est clair, une alerte doit être adressée à la collectivité ou au Procureur de la République. Mais il y a une infinité de choses plus compliquées, notamment par rapport à la prise illégale d'intérêts. Nous donnons des exemples de situations dans le guide de l’élu local, avec des solutions.
Avec le mouvement des gilets jaunes, on a beaucoup parlé de cette confiance qui semble si difficile à rétablir entre élus et citoyens. Les élus sont-ils défaitistes ou ont-ils le sentiment que leurs efforts en faveur de plus d'éthique et de transparence peuvent changer la donne ?
Les élus du Forum sont motivés : ce n'est pas parce qu'il y a une difficulté à établir la confiance qu'il ne faut pas aller de l'avant. Après, par rapport à la transparence – des agendas, des patrimoines, des rémunérations –, l'une des difficultés à progresser, c'est le regard médiatique permanent. Et également le fait que, dans une assemblée municipale ou départementale, on a des enjeux politiques que l'on n'a pas dans une entreprise. Lorsque vous avez une démarche de transparence au niveau du conseil municipal, elle est évidemment un enjeu éthique, mais elle est aussi un enjeu politique. Le débat politique est présent à tous les niveaux. Cela n'empêche pas ces élus d'aller de l'avant mais ils savent que cela peut être un enjeu de débat politique pour eux. Il y a des débats sur tous les sujets et c'est normal. Pour un élu, l'effort de transparence peut être synonyme de discussions plus complexes, ce n'est pas une raison pour ne pas le mener. Ce sont des collectivités qui ont l'intention de montrer qu'elles progressent en termes d'intégrité éthique, de participation des citoyens au débat public et de transparence des données qui sont produites par la collectivité.