"Maltraitance institutionnelle" et pauvreté : de quoi parle ATD Quart Monde ?
Pour ATD Quart Monde, il existe un "terrible paradoxe des institutions", lesquelles seraient à la fois "aidantes et maltraitantes" à l’égard des personnes qui vivent dans la pauvreté. L’association a dévoilé le 19 septembre son plaidoyer appelant à mettre fin à la "maltraitance institutionnelle", qualifiée de "véritable frein à la dignité et à l’accès aux droits". Compilant de nombreux témoignages, ATD Quart Monde rend compte de façon très large de situations qui peuvent être vécues comme des "maltraitances institutionnelles" – quitte à mettre sur le même plan, d'une part des violations de la loi et autres dysfonctionnements ou abus clairs de la part de certains professionnels et organisations, d'autre part des réalités intrinsèquement liées aux limites du système de solidarité.
Une assistante sociale qui, volontairement, n’informe pas une mère de ses droits de visite à ses filles placées. Une femme enceinte qui doit passer une nuit dehors faute de place en hébergement d’urgence. Un organisme de tutelle dont l’action (ou l’inaction) renforce l’isolement d’une personne en fin de vie. Mais aussi : le manque de moyens humains pour l’accompagnement social, le Samu social qui ne décroche pas, des jeunes de l’aide sociale à l’enfance (ASE) qui se retrouvent sans soutien à 18 ans, des placements d’enfants considérés comme abusifs et décidés du fait de la pauvreté de leurs parents, le manque de confidentialité au guichet de la caisse d’allocations familiales (CAF), des démarches administratives passant obligatoirement par le numérique, un reporting imposé aux organisations avec des indicateurs quantitatifs qui ne tiennent pas compte de la réalité des personnes accompagnées et des professionnels…
Ces exemples "ne sont ni classés, ni hiérarchisés. Car c’est justement le foisonnement de maltraitances institutionnelles dans différents domaines qui rend la vie insupportable et qui empêche l’accès aux droits". Dans son rapport intitulé "Stop à la maltraitance institutionnelle", ATD Quart monde appelle à considérer la pauvreté de façon systémique : les privations, les peurs, l’isolement, le manque de reconnaissance des compétences des personnes ou encore les "maltraitances institutionnelles"… seraient autant d’éléments qui interagiraient pour maintenir la personne dans une "spirale infernale de la pauvreté".
Démarches complexes, numérisation, manque de moyens… des mécanismes pluriels
Nombre de situations citées et qualifiées de maltraitances institutionnelles semblent procéder de dysfonctionnements de professionnels et/ou des organisations auxquelles ils appartiennent. ATD Quart Monde considère néanmoins que les "institutions et organismes d’aide à l’accès aux droits" sont "plus souvent" en cause que les professionnels eux-mêmes et que "parfois, ces dysfonctionnements institutionnels viennent eux-mêmes de lois ou de réglementations inadaptées, ou encore de moyens humains insuffisants, quantitativement, qualitativement". Certains phénomènes qualifiés de maltraitances semblent correspondre à ce que le Défenseur des droits identifie comme des "atteintes aux droits des usagers de services publics" (voir notre article).
L’association ATD Quart Monde cite les travaux de 2021 de la Commission nationale de lutte contre la maltraitance et de promotion de la bientraitance. "Lorsque des situations de maltraitance résultent, au moins en partie, de pratiques managériales, de l’organisation et/ou du mode de gestion d’une institution ou d’un organisme gestionnaire, voire de restrictions ou dysfonctionnements au niveau des autorités de tutelle sur un territoire, on parle de maltraitance institutionnelle", avait défini cette dernière dans son rapport de 2021 issu de la "démarche nationale de consensus pour un vocabulaire partagé de la maltraitance des personnes en situation de vulnérabilité".
ATD Quart Monde identifie quant à elle "seize causes et mécanismes qui favorisent la maltraitance institutionnelle" : manque de moyens humains et financiers, "invisibilisation" des personnes pauvres et des situations vécues, "droits abusivement conditionnés" (par exemple : les quinze heures d’activité nécessaires désormais pour continuer à avoir droit au revenu de solidarité active), "numérisation excessive", "place prise par la gestion administrative" et "complexité des démarches", "multiplicité des interlocuteurs et organismes"…
"Se mettre ensemble pour assurer des droits effectifs"
Ainsi, comme les situations qualifiées de maltraitances institutionnelles, les mécanismes cités sont très disparates, incluant notamment des fonctionnements (anciens ou plus récents) du système de solidarité (les contrôles par exemple). Probablement liée à la vocation de plaidoyer du document, l’approche très généraliste de ces phénomènes de cause à effet peut prêter à débat, de même que l’absence de mention des chantiers ouverts pour tenter d’apporter des solutions à certaines difficultés (par exemple la Solidarité à la source pour simplifier l’attribution des prestations sociales, l’accompagnement des jeunes majeurs de l’ASE rendu obligatoire par la loi, etc.)
Mise en cause à plusieurs reprises en 2024 (voir l’encadré à notre article de janvier sur l’algorithme de contrôle jugé "pauvrophobe"), la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) a eu l’occasion de répondre à certaines accusations, par la voix de son directeur général, en mettant en avant le défi que représente le volume des dossiers à traiter (près de 700.000 documents reçus chaque jour par les CAF) et en rendant hommage au travail des 35.000 agents des CAF (voir notre article d’avril 2024). 21.000 saisines ont par ailleurs été examinées en 2023 par les médiateurs des CAF, selon le dernier rapport de la Cnaf qui indique qu’un nouveau service en ligne a été mis en place pour faciliter ces recours.
En outre, le rapport ne s’emploie pas à quantifier le phénomène, laissant entendre que ces situations problématiques seraient vécues par toute personne en situation de pauvreté, et cela de façon quotidienne. Alors que les bénévoles d’ATD Quart Monde soutiennent le pouvoir d’agir des personnes en situation de pauvreté, il aurait été intéressant que le document mette également en avant des témoignages sur ce qui peut dans certains cas être mis en œuvre par les personnes elles-mêmes pour contourner ou éviter ces difficultés, sortir de l’isolement et tenter – malgré les obstacles – de prendre toute leur place dans les décisions qui les concernent, préparer un recours administratif ou porter plainte si besoin. Mais aussi les efforts des associations pour nouer davantage d’alliances avec les institutions pour prévenir de tels dysfonctionnements ou tirer les leçons d’épisodes malheureux et éviter que ces derniers ne se reproduisent.
Quatre "grandes propositions" sont formulées par ATD Quart Monde "pour faire cesser la maltraitance institutionnelle envers les personnes en situation de pauvreté" : "garantir des moyens convenables d’existence inconditionnels", "remettre de l’humain dans les services publics", "se mettre ensemble pour assurer des droits effectifs" (simplification des procédures, conception des formulaires avec les personnes concernées, co-construction du projet éducatif entre les parents et les différents professionnels) et "faciliter les recours administratifs".