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Les maires de grandes villes s'inquiètent du développement des "dark stores"

"Dark stores", "dark kitchens"… ces entrepôts aveugles qui permettent de livrer en quelque minutes des clients à partir de commandes en ligne ont connu une accélération avec la crise du Covid, en particulier dans les grandes villes. Au point que France urbaine a décidé de se saisir du sujet, à travers l'organisation de réunions de travail entre élus et experts, pour aboutir à des propositions qui seront présentées aux candidats à la présidentielle en mars 2022.

Cajoo, Gorillas, Frichti, Getir, Goija, Yango Deli, Zapp, Flink… Avec la crise du covid et l’instauration des périodes de confinement, les acteurs du "quick commerce" (commerce rapide) se sont multipliés dans les grandes villes de France, et particulièrement à Paris, Lille, Lyon et Bordeaux. Il s'agit de restaurants sans salle ni serveur et de magasins fantômes, d'où les termes de "dark kitchens" ou de "dark stores", qui permettent de livrer les clients très rapidement à partir de commandes effectuées en ligne. Les produits ou plats préparés sont acheminés en un temps record (dix minutes le plus souvent pour les produits) à partir de ces plateformes par des livreurs en deux-roues. Plus le maillage est important, plus les délais de livraison sont rapides. Ce qui explique le choix d'installer ces magasins d'un nouveau genre dans les zones denses des grandes métropoles. Résultats : ces commerces fantômes se multiplient dans les rues de ces villes. Ce ne sont rien d'autre que "des petites plateformes logistiques", explique à Localtis Bernard Cazin, associé au cabinet d'avocats FTPA, spécialisé en droit de l'urbanisme.

Au total, d'après les données de la fédération du commerce spécialisé Procos, les "quick commerçants" n'ont généré que 122 millions d'euros de chiffre d'affaires en 2021, mais leur croissance atteint 86% par rapport à 2020. "Compte-tenu de leur croissance actuelle, ces start-ups du 'quick commerce' pourraient dépasser en quelques années le business de livraison des grandes surfaces alimentaires, qui représente 404 millions d'euros en 2021, mais avec une croissance plus modeste (13%)", indique ainsi la fédération dans son bilan de l'année 2021.

"Un risque de déshumanisation des centres-villes"

Il s'agit toutefois d'un marché de niche. Les dark stores ont besoin d'un vivier de 150.000 à 200.000 clients potentiels à servir dans un rayon d'un quart d'heure. Ils s'adressent donc principalement aux cœurs de villes des grandes métropoles. Pas de risque donc de "tout déstabiliser", comme l'a assuré Alban Galland, sous-directeur du commerce, de l'artisanat et de la restauration à la Direction générale des entreprises (DGE), le 3 février, dans le cadre d'une table ronde organisée par le Sénat sur la revitalisation des centres-villes et centres-bourgs (voir notre article du 8 février 2022). "On ne va pas transformer toutes les rues en dark stores dans les métropoles, a-t-il relativisé, il suffit souvent de trois ou quatre acteurs pour couvrir les besoins de ces zones ; à Paris, c'est une dizaine d’acteurs seulement."

Mais même cantonnés à ces zones, ces mini-entrepôts aux vitrines souvent opacifiées peuvent avoir des conséquences importantes sur les pieds d'immeuble où ils s’installent. "Il y a un risque de déshumanisation, avec des centres-villes qui se vident de toute forme d'animation commerciale au profit de livreurs ou de systèmes de stockage locaux", s’inquiète Lionel Delbos, directeur chargé de l'économie des territoires chez France urbaine. Les élus craignent d'autres conséquences comme la déqualification des locaux commerciaux, les loyers tendant à baisser du fait de la présence de ce type d'acteurs qui créent des nuisances et parfois des tensions avec les riverains. "Ce sont les inquiétudes sur les impacts immédiats, explique Lionel Delbos, et ce qui dérange aussi les élus, c'est l'absence de grands débats nationaux sur le sujet. Quelle consommation voulons-nous ? Qu'est-ce qu'on est prêt à accepter comme transformation de nos villes face à ces nouvelles tendances de consommation ? Il ne nous appartient pas de dire ce qui est bon ou pas pour le consommateur mais cela nous paraît important d'avoir un débat sur le sujet avec l'Etat, et à l'heure actuelle, c'est difficile d'avoir une discussion".

Des réunions de travail entre élus et avec des experts

La question de l'impact écologique de ces interfaces qui génèrent des flux de déplacements additionnels pour leurs approvisionnements et leurs livraisons, ainsi que celle des conditions de travail de leurs personnels, est aussi au cœur des débats. "Il ne s'agit pas d'interdire ces formes de consommation, précise encore Lionel Delbos, mais peut-être de les réguler, les encadrer et d'en débattre."

Pour ce faire, France urbaine va lancer des réunions de travail entre élus de grandes villes, agglomérations et métropoles, avec des experts, avant d'interpeller officiellement les acteurs publics et privés. Le sujet sera intégré à la contribution de l'association qui sera adressée aux candidats à l'élection présidentielle en mars. "Sur cette base, nous souhaitons approfondir le sujet jusqu'au printemps, voire au-delà, avec s'il le faut un ou plusieurs amendements au projet de loi de finances rectificative l'été prochain", détaille Lionel Delbos.

Car si les moyens de contrecarrer ou de réguler ces nouveaux commerces existent, ils ne sont pas toujours utilisés à bon escient ni suffisants. "Le passage d'un commerce à un entrepôt correspond à un changement de destination, les élus peuvent contrôler cela, c'est inscrit dans le code de l'urbanisme", assure pourtant Bernard Cazin. Or d’après une récente étude de l’Apur (Atelier parisien d’urbanisme) menée à Paris, plus de la moitié des dark stores de la capitale étaient auparavant des commerces. Cette obligation de changement de destination est aussi valable pour les bureaux ou les habitations transformés en lieu d’entreposage.

Une douzaine de procès-verbaux à Paris

A Paris, où l’Apur dénombre quelque 57 drives piétons "solos" (c'est-à-dire non accolés à une supérette), une trentaine de dark kitchens et plus de 80 dark stores, la direction de l’urbanisme se montre particulièrement vigilante. La mairie a dressé ces derniers mois une douzaine de procès-verbaux pour les dark stores n'ayant pas fait l'objet d'une déclaration préalable de changement de destination en entrepôts comme exigé par le code de l'urbanisme.

"Les élus peuvent aussi interdire certains changements de destination dans des zones particulières", précise Bernard Cazin. C'est ainsi qu'à Lyon, qui est pourtant l'une des villes pour le moment les moins pourvues en dark stores, le conseil municipal a décidé de s'appuyer sur le plan local d'urbanisme (PLU) pour refuser les implantations de ces entrepôts. La mairie de Rouen vient quant à elle de se doter d'un droit de préemption commercial. A l'intérieur d'un périmètre de sauvegarde du commerce et de l'artisanat, elle pourra ainsi racheter des locaux commerciaux pour qu'ils ne soient pas transformés en dark kitchens. Si certaines villes à l'image de Paris demandent au gouvernement que les communes puissent disposer d'un droit plus formel pour réguler, Bernard Cazin estime que le pire serait d'ajouter une loi spécifique sur le sujet. "On peut aussi réglementer l'utilisation du stationnement, rien ne s'y oppose, détaille ainsi Bernard Cazin, au sujet des conditions sociales des livreurs, il y a un contrôle à faire auprès des donneurs d'ordre."

Si les opérateurs ont pu bénéficier pendant la crise d’un "effet de nouveauté" et d’un "certain flou", les choses devraient progressivement rentrer dans l’ordre, estime l’Apur. "Il est fort probable que leur nombre se réduise, le marché n’étant sans doute pas assez important pour autant de candidats."

Les assises du commerce qui ont eu lieu en décembre 2021 ont aussi été l’occasion d’aborder le sujet, mais les conclusions n'ont toujours pas été communiquées par le gouvernement.

 

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