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Revitalisation des centres-villes : la ville du "mauvais quart d'heure" au banc des accusés

Le Sénat lance une mission d'évaluation sur la revitalisation des centres-villes et centres-bourgs. Pour sa première session de travail, la mission a planché sur les transformations du commerce. Un secteur structurellement en crise depuis 2008 et aujourd'hui bousculé par l'essor du commerce en ligne, d'après Pascal Madry, directeur de l'Institut pour la ville et le commerce. Entrepôts, plateformes de livraison à domicile, drives... outre les problèmes d'équité que posent toutes ces nouvelles structures, elles sont aussi génératrices de déplacements et de nuisances.

Alors que les conclusions des Assises du commerce, lancées en décembre 2021, se font toujours attendre, le Sénat a décidé de lancer une mission d'évaluation sur la revitalisation des centres-villes et centres-bourgs. Menée par la délégation aux collectivités territoriales et la délégation aux entreprises, elle doit permettre de dresser un état des lieux de la vitalité des centres, en analysant notamment les effets de la crise Covid et la progression du e-commerce. L'idée est aussi d'évaluer les dispositions de la loi Elan du 23 novembre 2018 (qui a notamment institué les opérations de revitalisation du territoire) et les deux programmes gouvernementaux Action cœur de ville, lancé en décembre 2017, et Petites Villes de demain, qui lui a emboîté le pas en octobre 2020.

La dévitalisation des centres-villes et centres-bourgs est "un sujet crucial", a souligné Rémy Pointereau, sénateur LR du Cher et vice-président de la délégation aux collectivités territoriales, lors de la première table-ronde, organisée le 3 février 2022. "Ça a été longtemps un phénomène un peu oublié par les pouvoirs publics et sous-estimé." Le sénateur est co-auteur, avec Martial Bourquin (alors sénateur socialiste), d'un rapport remis en juillet 2017 sur le sujet soulignant la fragilisation des centres, et d'une proposition de loi portant pacte national pour la revitalisation des centres-villes et centres-bourgs adoptée à l'unanimité le 14 juin 2018 (voir notre article du 25 mai 2018). Les sénateurs avançaient l'idée de programmes nationaux de revitalisation, à l'image de ce qui sera développé à travers Action cœur de ville et Petites Villes de demain. Cette première table-ronde a été l'occasion de débattre des aléas du commerce et de leur impact sur la vitalité des centres-villes. Mais le problème se révèle plus global. "Aujourd'hui on met la focale sur une crise des centres-villes et des villes moyennes et petites, je dirais que la crise du commerce qui se manifeste est plutôt une crise de secteur et que ses impacts territoriaux concernent toutes les échelles de villes et tous les pôles commerciaux, y compris ceux des périphéries, a posé Pascal Madry, directeur de l'Institut pour la ville et le commerce. Ce n'est pas que la crise des villes moyennes ou petites."

L'obésité du secteur en question

La crise du secteur s'exprime notamment par son "obésité". Le nombre de mètres carrés de surfaces commerciales n'a cessé d'augmenter au fil des années. Entre 2000 et 2015, on comptait chaque année entre 5 et 7 millions de mètres carrés nouveaux ou autorisés, et entre 3 à 5 millions commencés. Une baisse s'est manifestée dans les années 2013-2015 mais même à ces dates, il y avait encore 5 millions de mètres carrés de projets de centres commerciaux en réserve et des ordres de grandeur de fonds investis par les promoteurs autour de 5 milliards d'euros en 2015. Ces données émanent du rapport du Conseil général de l'environnement et du développement (CGEDD) "La revitalisation commerciale des centres-villes", co-coordonné par Pierre Narring, actuellement conseiller municipal de Jouy-en-Josas (78). "Nous faisons le constat que sur 187 centres-villes du panel suivi, on voit un taux de vacance passer de 6% en 2001 à plus de 10% en 2015, a insisté l'élu. On publie une carte qui fera la une de la presse où on voit les villes les plus touchées, avec des pointes à 15 ou 25% pour les plus atteintes, comme Béziers, Châtellerault, Forbach, Annonay…" Depuis, certaines de ces villes ont redressé la barre. Parmi les facteurs identifiés comme déterminants : la situation économique et démographique de la ville, la qualité du projet local et la plus ou moins bonne complémentarité entre le centre-ville et la périphérie.

Deux crises en une

Pourtant, "la situation du commerce n'a pas beaucoup évolué, on est toujours sur les mêmes phénomènes, a assuré Pascal Madry, avec la poursuite de la vacance commerciale dans les cœurs de ville, autour de 14% maintenant. Indépendamment du Covid, la trajectoire est structurelle depuis la crise de 2008." Pour le directeur de l'Institut pour la ville et le commerce, le secteur est en surcapacité de ventes, avec trop de mètres carrés qui rapportent de moins en moins. Un problème auquel vient s'ajouter la digitalisation du secteur. "Une plateforme Amazon de 100.000 mètres carrés réalise un chiffre d'affaires de 1,5 milliard d'euros, soit l'équivalent du chiffre d'affaires de 500 moyennes surfaces et de 5.000 boutiques, a précisé Pascal Madry. Demain, on aura besoin de beaucoup moins de surface pour satisfaire les besoins de consommation. Le phénomène de vacance commerciale n'est pas fini, il est inscrit structurellement du fait de ces deux crises, la surcapacité et la digitalisation."

La ville du "mauvais quart d'heure"

La crise du Covid est ainsi venue accélérer ce mouvement déjà initié il y a quelques années, avec la réduction des zones de chalandise. "La crise donne l'impression que la proximité revient, avec la ville du quart d'heure ; il y a un retour du local mais il y a aussi un développement du 'sans local', avec la ville du bon quart d'heure, de la proximité, mais aussi la ville du 'mauvais quart d'heure' via les espaces numériques, a insisté Pascal Madry. Si demain le commerce ne passe plus par l'espace public et les boutiques mais par le numérique et les drives, il va falloir apprivoiser ces plateformes qui passent pour le moment au travers des radars !" Or ces nouvelles interfaces génèrent elles aussi des déplacements et des mobilités : 25% de déplacements en plus pour livrer les établissements concernés comme les drives et 3 à 4% de plus pour le consommateur qui vient récupérer ses produits. "C'est une mobilité additionnelle que les villes doivent absorber et qui ne rentrent pas dans les documents d'urbanisme", a souligné Pascal Madry. Une vision considérée comme "très négative" par Alban Galland, sous-directeur du commerce, de l'artisanat et de la restauration à la direction générale des entreprises (DGE). "Je suis assez choqué qu'on parle de 'bon 15 minutes' ou de 'mauvais 15 minutes', comme si le livreur avait moins de lien social que la caissière, a signalé le responsable de la DGE, d'autant que ce modèle de 'dark stores' économiquement ne tient pas dans de nombreux endroits mais surtout dans les énormes métropoles, et il ne va pas déstabiliser tout l'urbanisme, car pour que ça marche, il faut limiter leur nombre." Pour autant, force est de constater que ces nouvelles interfaces de consommation (entrepôts, plateformes de livraison à domicile, drives voiture ou piéton ou casiers de consignes) se multiplient, sans être soumises aux mêmes règles que les autres en termes d'intégration urbaine et paysagère et de planification urbaine. "Il y aura des arbitrages politiques à faire, est-ce que je suis pour un modèle de distribution grandes surfaces en périphérie, de plateformes dématérialisées, de boutiques en urbain dense, a conclu Pascal Madry, ou est-ce que j'hybride tout cela, dans un commerce à la fois physique mais aussi branché sur les canaux du numérique, la trajectoire des grands centres villes métropolitains ?". La question de l'équité fiscale a été largement débattue lors des Assises du commerce. À voir ce que le gouvernement en retiendra.