Social - Le défenseur des droits s'inquiète des "excès et dérives" de la lutte contre la fraude aux prestations
La lutte contre la fraude aux prestations sociales - portée par de nouvelles technologies comme le "Data Mining" et les croisements de fichiers (entre les CAF et les impôts par exemple) - est désormais une composante incontournable de la stratégie des organismes de protection sociale et ses progrès font l'objet d'un contrôle sourcilleux de la Cour des comptes lors de la certification des comptes. Les collectivités y sont directement intéressées pour certaines prestations qu'elles financent, comme le RSA. Dans un rapport publié le 7 septembre, le défenseur des droits en donne toutefois une vision un peu différente. Le titre de son rapport - "Lutte contre la fraude aux prestations sociales : à quels prix pour les droits des usagers ?" - en indique la tonalité générale.
678 millions d'euros de fraude sociale, 21 milliards de fraude fiscale
Si Jacques Toubon prend soin de préciser qu'il n'est pas question de remettre en cause la "légitimité de cette politique publique", le rapport constate pourtant que le développement des contrôles depuis une dizaine d'années et les pouvoirs nouveaux conférés aux régimes de protection sociale et à Pôle emploi ne sont pas sans soulever un certain nombre de questions. S'appuyant sur un accroissement du nombre de réclamations touchant à ces contrôles, le rapport constate que "la politique mise en œuvre en la matière, marquée par certains excès et quelques dérives, [est] la source de nombreuses atteintes aux droits des usagers des services publics".
Le rapport commence par rappeler un argument - au demeurant utilisé également par les organismes de protection sociale eux-mêmes - : selon la Délégation nationale à la lutte contre la fraude (DNLF), la fraude - à ne pas confondre avec les simples indus - ne représenterait que 3% du montant total des prestations sociales et concernerait un très faible nombre d'allocataires (0,36% pour la branche Famille, par exemple). Et son montant détecté (678 millions d'euros en 2015) est sans commune mesure avec l'évaluation de la fraude fiscale (21,2 milliards d'euros).
Le Data Mining comporte des risques de discrimination
Au titre des "excès et dérives", le rapport du défenseur des droits fournit plusieurs exemples particulièrement navrants sur un plan humain aussi bien que juridique. Il relève surtout des problèmes de fond, comme "une définition trop extensive de la fraude", qui finit par assimiler "l'erreur et l'oubli à la fraude", alors qu'ils que relèvent normalement de l'indu. La pression des objectifs chiffrés, souvent repris dans les conventions d'objectifs et de gestion (COG) avec l'Etat, n'est pas étrangère à ce glissement.
Le "ciblage" des suspects grâce aux nouvelles méthodes de traitement des données pose également question, de même que la mutualisation des informations entre organismes, y compris hors protection sociale (par exemple avec les impôts ou Pôle emploi). Pour le défenseur des droits, le recours croissant au "Data Mining" peut comporter des risques de discrimination, la définition des profils ou situations à risques n'étant évidemment pas neutre, ce qui est l'essence même du profilage.
La procédure même du contrôle mérite d'être interrogée, dans la mesure où elle s'apparente parfois à une "enquête à charge". Malgré la mise en place d'un cadre juridique et des efforts d'informations avec des chartes des droits de la personne contrôlée, il subsiste des "vides juridiques importants", pour ne pas dire des zones de non droit (durée du contrôle, statut incertain du contrôle inopiné...).
Des procédures de recouvrement discutables
La qualification de la fraude par l'organisme de protection sociale laisse aussi parfois à désirer, avec un cadrage insuffisant du pouvoir d'appréciation et un non-respect du principe du contradictoire. Enfin, le rapport soulève la question des droits de la personne considérée comme fraudeuse par l'organisme. Les principales difficultés portent sur le flou régnant sur le recouvrement des sommes en causes : disparités entre organismes, pratiques de recouvrement illégales, application aléatoire de la prescription, droit de recours effectif retardé par des notifications irrégulières...
Face à ce constat pour le moins mitigé - même si tous les contrôles sont loin de donner lieu à de telles situations - le défenseur des droits formule plusieurs propositions portant sur une meilleure information des demandeurs et bénéficiaires de prestations au sujet des procédures de contrôle et les sanctions, sur un renforcement des droits de la défense et sur la préservation de la dignité des personnes.
On en retiendra notamment les préconisations relatives à une clarification des attributions des agents des conseils départementaux lors du contrôle des bénéficiaires de prestations, à la diffusion d'instructions détaillées sur la définition de certaines notions (comme le concubinage), au renforcement de la formation des agents chargés du contrôle, à l'engagement d'un réflexion sur les alternatives à l'exploitation automatisée des données (Data Mining) afin de mieux garantir l'égalité de traitement des usagers, ou encore à la suppression des contrôles ciblés des populations nées hors de l'Union européenne (explicitement prévu par une lettre circulaire de la Cnaf du 31 août 2012). Plus largement, le défenseur des droits plaide pour l'instauration d'un "droit à l'erreur", qui faciliterait la distinction entre la fraude et les simples indus.