Le contexte d’accélération de la mise en œuvre des projets industriels bouscule la démocratie environnementale

L’Autorité environnementale (Ae) a rendu public son rapport annuel marqué par un afflux de projets d’envergure développés en cohérence avec les stratégies et objectifs nationaux de réindustrialisation et transition énergétique, qu’il s’agisse de production d’énergie à partir de ressources renouvelables (EnR), de relance du nucléaire, de construction d’usines ou d’aménagements portuaires conséquents. L’évaluation environnementale y est présentée plus que jamais comme un outil d’enrichissement des projets permettant d’appréhender, le plus en amont possible, les enjeux de consommation d’espace, sur la gestion des eaux, les émissions de gaz à effet de serre, ou sur les territoires urbanisés concernés par un bruit accru ou une qualité de l’air dégradée.

Faiblesses des projets et plans/programmes examinés sur l’eau, l’artificialisation ou l’adaptation au changement climatique : l’Autorité environnementale (AE), qui présentait ce 9 juillet, son dernier rapport annuel concomitamment à la Synthèse de la Conférence des autorités environnementales, relève plusieurs points de vigilance qui perdurent. D’autant que "l’acuité de ces lacunes se révèle, en particulier, à l’occasion de l’émergence de projets d’ampleur se développant en cohérence avec les stratégies et objectifs nationaux de réindustrialisation et transition énergétique : construction d’importantes usines ou réalisation d’aménagements portuaires conséquents, générant des besoins d’infrastructures". 

L’activité de l’Ae s’est maintenue à un rythme élevé en 2023, avec 141 avis (contre 120 en 2022), répartis entre 83 projets à enjeux d’intérêt national et 58 plans et programmes, et 79 décisions de cas par cas. Le nombre d’avis tacites demeure néanmoins inférieur à 15% du total. Les demandes de cadrage préalable concernant ces projets d’envergure sont encore marginales (8 seulement). Les projets d’infrastructures routières, d’aménagement et services ferroviaires, de zones d’aménagement concerté restent nombreux. Et d’autres points saillants sur la typologie des projets ressortent du rapport, avec des projets liés à la relance du nucléaire (EPR2 de Penly, par exemple) - un zoom y est d’ailleurs consacré -, à la montée en puissance des projets des grands ports maritimes ou impliquant leurs territoires (réalisation d’usines, dont une gigafactory de fabrication de batteries dans le port de Dunkerque). Concernant les plans et programmes, outre un nombre important de programmes d’actions régionaux nitrates (11 PAR), l'année écoulée a été consacrée à la révision de schémas régionaux d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (Sraddet) pour prendre en compte diverses lois récentes, et en particulier la loi Climat et Résilience, avec l’introduction d’objectifs de réduction de l’artificialisation des sols.

Une diversité dans les dynamiques locales

La vingtaine de missions régionales d’autorité environnementale (MRAe) a produit un total de 4.141 avis, avis conformes et décisions avec des différences significatives, "témoins d’une diversité dans les dynamiques régionales", et une concentration sur quelques régions - sept MRAe rassemblent à elles seules 75% des avis/décisions (Nouvelle Aquitaine, Occitanie, Auvergne-Rhône-Alpes, Grand-Est, Hauts-de-France, Pays-de-Loire, et Île de France). Les projets d’énergies renouvelables (et plus particulièrement éoliens et photovoltaïques) y sont en forte croissance (41% des dossiers de projets, essentiellement auprès des MRAe, avec une palme pour la Nouvelle Aquitaine), avec des effets d’opportunité foncière qui ne sont pas toujours appréciés en termes d’impact environnemental. "Pourquoi tant de développements de projets [photovoltaïques] se font-ils encore sur des surfaces naturelles et agricoles et pas sur des surfaces déjà artificialisées ?", s’interroge Véronique Wormser, présidente de la MRAe Auvergne-Rhône-Alpes. "Tant que le premier critère de choix pour l’implantation d’un projet restera la disponibilité foncière, (...) on aura du mal à atteindre les objectifs et la trajectoire de zéro artificialisation nette (ZAN)", ajoute-t-elle. 

Une part importante des dossiers relatifs à des plans et programmes, concerne des plans locaux d’urbanisme (à eux seuls, 77% de l’ensemble des dossiers Ae et MRAe). La très forte augmentation des avis conformes en 2023 par rapport à 2022 est liée à la nouvelle forme d’examen au cas par cas (instaurée par l’article R.104-33 du code de l’urbanisme) qui concerne les documents d’urbanisme. Quant au faible nombre de dossiers concernant des SCoT, il pourrait témoigner "de l’attentisme des territoires par rapport aux décisions régionales en matière d’artificialisation et de climat". Dans les PLU présentés en 2023, une minorité de collectivités s’inscrivent dans l’objectif de réduction de 50% des consommations d’espaces naturels agricoles et forestiers (ENAF) à horizon 2031. Pour la MRAe Grand Est, seuls deux dossiers de PLUi, sur neuf, rentrent dans les clous. 

Nouveau big bang réglementaire

L’année 2023 a entre autres été marquée par la publication de la loi Industrie verte du 23 octobre 2023 et la création d’une nouvelle procédure de consultation du public pour les demandes d’autorisation environnementale. Le décret d’application (n°2024-742) vient d’ailleurs tout juste d’être publié (voir notre article du 8 juillet 2024). Concrètement, les phases d’examen et de consultation auront lieu en même temps, avec des conséquences sur les modalités de travail des autorités environnementales qui, jusqu’à présent, rendaient leur avis à l’issue de la phase d’examen par le service instructeur, permettant au maître d’ouvrage de compléter autant que nécessaire le dossier, et étayaient l’avis en s’appuyant sur les contributions des services consultés. 

"Ces nouvelles modalités de la participation du public et de la prise en compte de l’évaluation environnementale et des avis des autorités environnementales peuvent fragiliser l’équilibre entre la recherche de simplification pour les porteurs de projets et la nécessité de fournir au public des éléments d’appréciation solides et objectifs", pointe le rapport. "Est-ce que l’information du public sera meilleure ? Probablement pas. Est-ce qu’elle sera détériorée ? C'est notre crainte", fait valoir Laurent Michel, le nouveau président de l’Ae, qui déplore qu’avec cette procédure "on se passe d’une garantie de qualité qu’apporte un organisme tiers indépendant". Cela pose, selon lui, la question d’une compression "trop grande" des différentes phases. "Même si l’on voit bien l’objectif de gagner quelques mois sur une étape, je ne suis pas sûr que in fine dans pas mal de cas cela n’induise pas au contraire des retards (…)", déduit-il. L'Ae, déjà sous tension sur ses effectifs, va donc devoir "s’adapter" pour rendre des avis toujours circonstanciés dans les délais… "Avec la compression des délais, il y aura des pics plus difficiles à franchir, si cela le devenait encore plus, cela nuirait à la qualité des avis", alerte son président. 

Des constats contrastés et récurrents

Il est relevé des progrès dans les analyses, dont les états initiaux de l’environnement et de la biodiversité, mais les mesures compensatoires "ne sont pas toujours très précises" et trop court-termistes. "Les études d’impact sans valeur ajoutée pour le projet ne sont pas la majorité, mais des lacunes persistantes sont très souvent constatées", remarque Laurent Michel, avec par exemple, des besoins "surestimés" ou "mal étayés", des aires d’études inadéquates ou des choix perfectibles de sites. Parmi les difficultés rencontrées, l’absence de prise en compte de toutes les composantes d’un projet d’ensemble ou des effets cumulés de projets voisins illustre un défaut d’approche globale. S’y ajoutent des analyses et mesures de prévention limitées sur la question du bruit ou sur celle des bilans d’émissions de gaz à effet de serre, dont la qualité "progresse en général", mais qui devraient être "renforcées" par des actions de réduction et compensation une fois le constat posé. 

Des angles morts sur la préservation de la ressource en eau ou le bruit

La préservation de la ressource en eau - objet d’une analyse spécifique dans le rapport - et plus généralement, la traduction du changement climatique dans les projets et les plans et programmes, comme les documents d’urbanisme, "restent à renforcer", tant en termes de diagnostic et d’objectifs à atteindre, que de leur déclinaison concrète dans les choix de localisation et de conception des projets. L’échelle intercommunale "est a minima, l’échelle pertinente", pour appréhender au plus juste les enjeux de préservation des ressources et des risques associés, et "tout se passe au stade programmatique", notamment dans les documents d’urbanisme, insiste Véronique Wormser. 

Des progrès sont à noter dans l’opposabilité et la portée des mesures inscrites dans les schémas d’aménagement et de gestion des eaux (Sdage). Des sujets comme l’impact des rabattements de nappes sur la biodiversité, les milieux humides ou les eaux de surface, celui des drainages en vue d’aménager des zones d’activité, l’interaction entre l’urbanisation et l’eau (gestions des eaux pluviales, remontées des nappes etc.), les contaminations par certains polluants spécifiques, comme les substances per et polyfluoroalkylées (PFAS) et résidus d’antibiotiques, sont en revanche "rarement abordés, ou de manière imprécise". Les études d'impact ne prennent en compte le plus généralement "que, au mieux les aires d'alimentation de captages, au pire, les périmètres de protection", sans trop considérer les nappes d’eau à proximité du site. Des fiches eau, dont certaines ont un volet qualité, feront l’objet d’une prochaine publication. 

Autre sujet préoccupant, l'examen des programmes d’actions régionaux nitrates (Par) a également fait l’objet d’une note délibérée de l’Ae, avec le constat critique "de l’absence de tout progrès pour l’environnement dans le traitement de la question des nitrates, les programmes d’actions ne marquant pas de rupture par rapport au passé", et ce malgré une dégradation de la situation. 

La thématique du bruit fait aussi l’objet d’un focus particulier. Alors que l’effet délétère des nuisances sonores sur la santé est largement documenté, son analyse dans les projets, en particulier d’infrastructures et d’aménagements, "continue d’être mal prise en compte", déplore le rapport. En règle générale, l’objectif des maîtres d’ouvrage est la conformité à la réglementation. "Or, la réglementation nationale est ancienne", souligne l’Ae, qui met en cause un "écart préoccupant" avec le consensus scientifique.