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L'Académie française dénonce la dérive anglophone des collectivités

Dans son "Rapport sur la communication institutionnelle en langue française", l'Académie française expose un florilège de recours à l'anglais, que ce soit dans la communication de l'Etat, des établissements publics... ou des collectivités. Only Lyon, I Love Nice, Maubeuge Créative City, My Loire Valley, Annecy Mountains, Smile in Reims... les exemples ne manquent pas. Elle juge cette évolution "préoccupante", avec des incidences sur la langue française elle-même et un risque de "fracture linguistique".

L'Académie française publie un "Rapport sur la communication institutionnelle en langue française". Son sous-titre – "Pour que les institutions françaises parlent français" – dit bien l'intention des Immortels, passablement agacés par le recours croissant à la langue anglaise dans le discours des institutions. Ce rapport, adopté par l'Académie dans sa séance du 3 février, est le fruit du travail d'une commission d'étude composée de cinq de ses membres et présidée par Gabriel de Broglie, chancelier honoraire de l'Institut de France. Son objet est "de mettre en évidence l'évolution sensible et préoccupante de la langue française que l'on constate dans l'ensemble de la communication institutionnelle".

Des exemples multiples

Pour cela, la commission d'étude a procédé à l'analyse des sites internet de différents organismes, "facilement accessibles et destinés à informer un vaste public" : sites institutionnels nationaux, collectivités territoriales, établissements d'enseignement supérieur et de recherche, institutions relevant du domaine culturel et touristique, entreprises et sociétés, en particulier de grands groupes, de statut public ou privé. Même si l'effet d'accumulation joue à plein, le florilège est assez accablant.

Du côté des collectivités, on relève ainsi de nombreux exemples en matière de marketing (un terme anglais !) territorial. Sont ainsi épinglées des marques ou des accroches comme Only Lyon, I Love Nice, Maubeuge Créative City, My Loire Valley, Annecy Mountains, Smile in Reims ou encore la Zero Emission Valley de Clermont-Ferrand. Certains exemples sont un sabir mélangeant le français et l'anglais, à l'image de La French Tech in the Alps, de la Grande traversée Volcanic du parc des volcans d'Auvergne, ou du très mystérieux Sarthe Me Up. L'Académie aurait pu citer aussi le Let's Grau (du Grau-du-Roi, en Hérault), qui a donné lieu à une décision du Conseil d'État (voir notre article du 28 juillet 2020). Paris est également montré du doigt pour le slogan qui accompagnait la candidature de la capitale aux Jeux olympiques de 2024 : "Made for Sharing" (faits pour être partagés). Affiché en février 2017 sur la tour Eiffel, ce slogan en avait finalement été retiré à la demande de l'Académie. Mais, parmi les collectivités citées par le rapport, la palme revient sans doute à Antibes-Juan-les-Pins qui, sur son site, invitait ainsi habitants et touristes : "Venez rider derrière des Correct Craft 200 Air Nautique, le top de la vague !" On pense comprendre qu'il s'agit de venir faire du ski nautique derrière des hors-bords.

A la décharge des collectivités, il est vrai que le mauvais exemple vient de haut et tout particulièrement de l'État. L'Académie relève ainsi, entre autres, le One Health du ministère de la Santé (pour le 4e plan national santé-environnement), la marque Taste France (lancée lors de l'évènement Choose France en janvier 2018 et présentée officiellement au Salon de l'agriculture de 2020), ou encore le French Impact, qui "est la bannière nationale qui fédère l'écosystème de l'innovation sociale et environnementale, initiative gouvernementale lancée en 2018 par le Haut-commissariat à l'ESS et l'innovation sociale". On pourra se consoler – un peu – en constatant que le recours abusif à l'anglais est pire encore pour les marques commerciales, y compris pour des institutions aussi vénérables que la SNCF (OuiGo, InOui, Green Speed, SNCF Connect, SNCF Hubs & Connexions, projet Smart Gare...).

Une implantation de plus en plus rapide

L'Académie français ne se contente pas d'aligner les exemples. Elle s'efforce aussi, dans la seconde partie de son rapport, d'identifier un certain nombre de constantes et d'en tirer des conclusions. Le rapport tente ainsi une esquisse de classification. Il observe qu'"une forte majorité de ces termes ou locutions est constituée par des noms propres, qu'il s'agisse de noms de marques ou de modèles [...], ainsi que par des slogans". Il essaie aussi de les distinguer par leur fréquence d'emploi. L'usage de certains mots anglais récents est ainsi déjà généralisé (on respectera la graphie du rapport, qui ne leur met pas de majuscules)  : blog, booster, coach(ing), live, miles, smartphone, cookies, newsletter... D'autres mots, employés très fréquemment, sont déjà fortement implantés sans être encore généralisés : box, cloud, collector, follower, low-cost, playback (cité bien que son usage ne semble pourtant pas si récent), podcast, la Tech, web, workshop, best of, top ten, gamer/gaming, playlist, teaser... Enfin, d'autres mots, d'apparition plus récente, se répandent rapidement : baseline, Big data, blockchain, Fab Lab, fake news, millennials, pitch... Même la crise sanitaire a contribué à répandre rapidement certains anglicismes comme click and collect, cluster, drive in, pick and collect, testing, tracking...

Le rapport cherche également à identifier les incidences de ces évolutions sur la langue française. Il observe ainsi des incertitudes sur l'orthographe, plus particulièrement sur les pluriels (les Fashion Week, les Business Model), sur la graphie (chat/tchat, pass/passe, traffic/trafic, video/vidéo), sur l'emploi des majuscules (data/Data), ainsi que sur les catégories grammaticales et notamment le genre des mots (le/la Covid-19, le/la Team, le/la Data...).

Une syntaxe bousculée

Plus inquiétant, l'Académie française considère que "l'introduction, actuellement quasi immédiate, d'un nombre sans cesse croissant d'anglicismes rend désormais difficile leur assimilation et produit des effets sur la structure même de la phrase : la syntaxe est bousculée, ce qui constitue une véritable atteinte à la langue, en ce que la logique même de la pensée en est affectée, la structure analytique de la phrase française étant supplantée par celle, synthétique, de l'anglais". En résulte notamment la disparition des prépositions (une application mobile, un coach produit, le manager travaux), "l'ordre des mots habituel en français en étant le plus souvent affecté et se combinant avec la suppression des articles". Le phénomène peut aller jusqu'à une simple juxtaposition, voire une accumulation de mots, à l'image du Plan Vigipirate urgence attentat (qui ne comporte pourtant que des termes français).

Dans ses "Réflexions", qui concluent le rapport, l'Académie française juge cette évolution "préoccupante", car elle "montre un changement en profondeur par rapport à la forme longtemps revêtue par la communication" au regard de sa double exigence : donner une image positive et juste des services qu'elle représente et des offres qu'elle porte, et être facilement accessible au public le plus large.

Le risque d'une double fracture sociétale et générationnelle

Le rapport pointe donc "pour la population française et francophone le risque d'une double fracture linguistique : sociale d'une part, le fossé se creusant entre les publics, suivant qu'ils sont imprégnés ou non des nouveaux codes de langage, et générationnelle d'autre part, les plus jeunes étant particulièrement perméables aux usages numériques et mieux à même de les assimiler, mais d'autant plus exposés au risque d'être cantonnés à un vocabulaire limité et approximatif et de n'avoir qu'une faible maîtrise de la langue".

L'Académie se refuse toutefois à y voir une fatalité et plaide donc pour une évolution "vers une communication claire et efficace". A ses yeux, "il ne s'agit pas de s'opposer à l'évolution du français, à son enrichissement au contact d'autres langues. Toutefois, depuis quelques années la communication institutionnelle en langue française semble en proie à une croissance désordonnée. Il appartient à tous ses émetteurs actuels de prendre conscience de cette prolifération et de faire en sorte que cet instrument propagateur de tant de nouveautés et d'activités diverses fasse l'objet d'une interrogation et de recherches, notamment sur son efficacité réelle, une fois dégagé des effets de mode, ainsi que d'une formation professionnelle adaptée et enfin d'une diffusion aussi large que possible". Elle rappelle au passage que l'emploi des équivalents français à des termes anglais, recensés dans la base de données FranceTerme (qui compte déjà 9.000 termes ayant fait l'objet d'une recommandation officielle depuis l'année 2000), s'impose à tous les agents des services de l'État et des établissements publics, ainsi que pour la passation des marchés publics.

 

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