Affaire "Let's Grau" : le Conseil d'État veut bien de l'anglais, mais s'il n'y a pas d'équivalent français... officiel
Dans une décision du 22 juillet, le Conseil d'État met un terme à l'affaire qui opposait la commune très touristique du Grau-du-Roi, dans le Gard, qui s'était dotée d'une marque territoriale, "Let's Grau", d'origine anglaise, à l'association Francophonie avenir, qui mettait en avant les dispositions de la loi Toubon sur l'emploi de la langue française. La haute juridiction administrative a précisé les conditions d'utilisation de l'anglais dans les marques et slogans de collectivités en donnant un rôle central à la Commission d'enrichissement de la langue française.
Dans une décision du 22 juillet, le Conseil d'État met un terme à l'affaire "Let's Grau" et précise les conditions d'utilisation d'une langue étrangère – en clair, l'anglais – dans les marques et les slogans de collectivités. En l'espèce, la commune très touristique du Grau-du-Roi (Gard, 8.500 habitants) avait choisi, en 2016, de se doter de la marque territoriale "Let's Grau" et de l'apposer sur l'ensemble de ses supports, notamment touristiques, ainsi que sur tous les objets de merchandising (en français dans le texte). Une décision aussitôt attaquée par l'association Francophonie avenir, au nom des dispositions de la loi du 4 août 1994 relative à l'emploi de la langue française, dite aussi loi Toubon.
La loi Toubon... et son exception
Dans un jugement du 16 mars 2018, le tribunal administratif de Nîmes avait annulé, pour excès de pouvoir, le refus de la commune d'abandonner cette marque (voir notre article du 18 avril 2018). Mais, trois mois plus tard, la commune a obtenu un sursis à exécution par une décision de la cour administrative d'appel de Marseille du 9 juillet 2018. Celle-ci a ensuite rendu son jugement sur le fond le 11 mars 2019 et – comme le laissait pressentir le sursis à exécution – a annulé le jugement du tribunal administratif de Nîmes. L'association a alors fait appel de cette décision devant le Conseil d'État.
Dans sa décision, le Conseil d'État rappelle bien sûr le célèbre article 2 de la loi Toubon de 1994 : "Dans la désignation, l'offre, la présentation, le mode d'emploi ou d'utilisation, la description de l'étendue et des conditions de garantie d'un bien, d'un produit ou d'un service, ainsi que dans les factures et quittances, l'emploi de la langue française est obligatoire. Les mêmes dispositions s'appliquent à toute publicité écrite, parlée ou audiovisuelle. [...]." Mais il rappelle aussi l'article 14, disposant que "l'emploi d'une marque de fabrique, de commerce ou de service constituée d'une expression ou d'un terme étrangers est interdit aux personnes morales de droit public, dès lors qu'il existe une expression ou un terme français de même sens approuvés dans les conditions prévues par les dispositions réglementaires relatives à l'enrichissement de la langue française [...].
Happy Paris ! Welcome Marseille ! Marvelous Hazebrouck !
En l'espèce, le Conseil d'État feint de considérer que l'expression anglaise "let's" n'a pas d'équivalent français, alors que n'importe quel dictionnaire la traduit par "Allez". Mais il est vrai que "Allez Grau" ne fait pas vraiment branché pour une marque et/ou une campagne de communication. Le raisonnement du Conseil est toutefois, il est vrai, un peu plus subtil. Le Conseil d'État juge en effet qu'"il est constant que l'expression anglaise "let's" n'a pas fait l'objet de l'approbation, par la commission d'enrichissement de la langue française, d'une expression française équivalente publiée au Journal officiel. Il en résulte que la cour a exactement qualifié les faits qui lui étaient soumis en jugeant que cette expression ne dispose pas d'équivalent en langue française au sens des dispositions de l'article 14 de la loi du 4 août 1994 et que, par suite, [...] la marque " Let's Grau " ne méconnaît pas l'obligation d'emploi de la langue française". Un raisonnement juridiquement indiscutable (voir ci-dessus l'article 14), mais en pratique pour le moins kafkaïen.
Sachant que la commission d'enrichissement ne se penche que sur des termes techniques ou propres à un secteur professionnel – et en aucun cas sur le vocabulaire courant -, il n'y a aucune chance qu'elle traduise un jour le terme "let's" (d'autant moins qu'il s'agit de la conjugaison du verbe "let"). Au passage, le Conseil d'État valide aussi, de facto, "Only Lyon", la marque territoriale utilisée depuis plusieurs années par la métropole de Lyon, le slogan "In Annecy Mountains" utilisé par l'agglomération d'Annecy, les marques "Audacity" (pour l'agglomération de Saint-Nazaire") ou "West Energies" (pour la SEM de la Manche dédiée aux énergies renouvelables)... Autant de termes qui appartiennent au vocabulaire courant et n'ont donc pas été traduits par la Commission d'enrichissement de la langue française. Et, pourquoi pas demain, si on pousse le raisonnement jusqu'au bout, des marques comme "Welcome Marseille", "Happy Paris" ou "Marvelous Hazebrouck", avec des termes pas davantage traduits par la commission ?...
Référence : Conseil d'État, 5e et 6e chambres réunies, décision n°435372 du 22 juillet 2020, association Francophonie Avenir, commune du Grau-du-Roi. |