Innovation urbaine - La ville intelligente sera-t-elle citoyenne ?
La révolution du numérique n'affecte pas que les modes de vie, elle impacte aussi l'environnement, et particulièrement celui de nos villes. L'université d'été de l'Ecole des ingénieurs de la ville de Paris (EIVP), organisée du 27 au 30 août sur la thématique "numérique et génie urbain", offrait l'opportunité de se pencher sur ces transformations.
Si les signes extérieurs de richesse numérique restent discrets dans l'espace urbain, - à l'exception des écrans et des caméras de surveillance - l'électronique y est omniprésente avec ses artères fibre optique dans le sous-sol, ses capteurs affleurants sur la chaussée, ses services de vélos et de voitures électriques en libre-service, ses feux tricolores, son éclairage public piloté à distance. Rien n'échappe plus à l'électronique embarquée et à l'internet des objets, pas même les boîtes aux lettres dont certaines sont désormais "taggées" électroniquement. En cette période de crise, le numérique représente une chance pour mieux répondre à la complexité croissante de la gestion des grands réseaux (eaux, ordures, fibre optique, transports…) et aux défis énergétiques et climatiques. Sur l'autre versant, l'individu usager, consommateur ou citoyen "s'outille" également avec les smartphones et autres tablettes numériques. La disposition de ces mini ordinateurs embarqués et connectés démultiplie l'accès à l'information et les capacités d'échanges et de communication. "Avec l'internet, l'individu dispose potentiellement d'une capacité mass-médiatique", constate Amar Lakel, maître de conférences à l'université Bordeaux 3, en rappelant les réussites mondiales de quelques chanteurs s'étant promus seuls sur le Net.
A l'échelle de la ville, ce sont les interactions entre l'espace urbain, les technologies, les acteurs publics, les grands opérateurs et les usagers qui constituent le nouveau moteur de la transformation. "Loin de s'opposer au monde physique, le numérique en constitue un formidable prolongement", observe Antoine Picon, professeur de l'Ecole nationale des ponts et chaussées. Cette révolution affecte déjà les modes d'organisation : "Dans la pensée traditionnelle, la plupart des réseaux sont conçus de manière séparée. Pourtant, le numérique, qui opère des rapprochements et facilite les représentations globales décloisonnées, a déjà amorcé la révolution culturelle des métiers du génie urbain", estime-t-il encore. C'était justement l'enjeu de ces quatre journées EIVP que de rendre plus visibles les "signaux" - encore faibles - des changements qui sont à l'oeuvre.
Espace public augmenté et "double numérique"
L'espace public bénéficie, avec le numérique, de fonctionnalités inédites. Le déploiement de zones Wifi, les premiers exemplaires de mobilier urbain connecté, notamment dans les transports collectifs, élargissent les champs d'action en mobilité. Une étude réalisée par le groupe Decaux définit cinq groupes d'usages susceptibles d'être traités par l'informatique et internet pour répondre à de brefs temps d'attente, par exemple aux arrêts de bus : découvrir la ville, rester branché sur l'actualité, travailler, échanger et jouer. De grands écrans tactiles et leurs familles d'applications sont ainsi testés à Paris et dans quelques villes en France (Montpellier, Nice). Le laboratoire de l'innovation "Paris Région Lab" poursuit le test "in vivo" des "objets qui habillent l'espace urbain". Aussi, avant d'accueillir ses nouveaux équipements, la capitale est devenue territoire d'expérimentation.
Les modes de représentation de la ville sont également plus pertinents, avec le passage du plan papier à la carte numérique 2D puis au Système d'information géographique et enfin aux plans 3D qui équipent déjà une dizaine de villes. Bientôt, avec ce nouvel outil, les cités de taille moyenne et les plus petites n'auront plus rien à envier aux quelques villes capables de financer leur propre plan maquette à grande échelle (Hambourg, Moscou). Le plan 3D pourrait devenir l'outil de travail privilégié des services et le plus pertinent pour le dialogue avec les usagers. Plus intuitif et immersif, son potentiel en matière de simulation, d'aide à la décision et de communication est en effet prometteur. "Le plan 3D enrichit tous les projets, observe Olivier Banaszak, responsable du SIG de Strasbourg, pour se familiariser rapidement avec le territoire, éviter les erreurs et les oublis. Il sera bientôt incontournable, mais imposera aussi en matière de démocratie publique l'obligation de rester honnêtes pour éviter que la représentation réaliste ne s'efface derrière le marketing". Le plan 3D à Strasbourg représente un investissement de 1 euro pour chacun des 70.000 bâtiments de la ville. Mais dans l'échelle des équivalences, il ne représenterait, toujours selon Olivier Banaszak, que 10 minutes de communication 3D en vidéo, ce qui relativise son coût au regard des services qu'il sera appelé à rendre.
Réseaux ingénieux et "monitoring" urbain
Une des autres avancées de la ville intelligente réside dans les modalités de gestion numérique des innombrables réseaux installés et à créer. Bientôt, tous seront peut-être systématiquement équipés de capteurs pour l'acquisition de données utiles à l'exploitation. Ces données étant transmises par réseau à des plateformes de traitement pour fournir des aides à la décision et à la gestion beaucoup plus fines. Le quartier hightech "22@Barcelona" aménagé sur une friche industrielle au coeur de la cité catalane est de ce point de vue une réalisation emblématique en Europe. Le réaménagement des 50 îlots du quartier se traduit déjà par le déploiement d'une partie des 4 millions de mètres carrés de bureaux prévus initialement, c'est-à-dire avant la crise. A côté d'un programme d'équipements d'accompagnement pour couvrir les besoins des entreprises qui s'installeront dans le quartier (clusters spécialisés, pépinières, centres technologiques, labos et universités), de nombreuses innovations en génie urbain ont été intégrées, telles que la climatisation centralisée, le recueil automatique des déchets, la distribution d'énergie intelligente et le déploiement d'une infrastructure fibre optique. En outre, l'aménageur poursuit l'installation d'une infrastructure unique afin de faciliter le pilotage de tous les services à partir d'une plateforme de traitement des données. "Ainsi, on évite les redondances tout en facilitant l'analyse des informations produites", explique Ramon Sagarra Rius, directeur des infrastructures de la société 22@barcelona. Même philosophie pour le projet ambitieux d'Ecocité Nice Côte-d'Azur-Plaine du Var qui prépare le déploiement d'un système de monitoring urbain centralisé pour une meilleure gestion de l'environnement. Il repose sur une infrastructure de collecte (capteurs spécialisés, réseau et plateforme de traitement) utilisée sur un large éventail de fonctions et de métiers de l'environnement, notamment autour de la gestion énergétique des bâtiments, de l'eau, de l'énergie et de la propreté. "Des objectifs d'amélioration des services, de préservation de l'écosystème naturel et de performance énergétique sont attendus, notamment grâce à l'utilisation de puissants outils de reporting et de prédiction", souligne Philippe Maillard, directeur des nouveaux services urbains de Véolia Environnement, qui participe au déploiement du projet, ajoutant : "Le monitoring urbain a pour objectif d'intégrer l'ensemble des projets, il devrait être plus économique que la télégestion. Mais la première phase d'expérimentation de trois années servira à confirmer ou à infirmer la viabilité économique et commerciale du modèle".
La smart city rend-elle intelligent ?
Il est toutefois pertinent de s'interroger sur la finalité de ces innovations et sur leur mode de pilotage. La ville pensée comme système est certes prometteuse lorsqu'elle donne lieu à la production de nouveaux usages, générés par exemple par l'ouverture des données publiques . Mais elle peut aussi conduire à des conclusions plus inquiétantes. "Selon les grands opérateurs urbains, le summum de la démarche SmartCity serait une tour de contrôle qui piloterait la ville comme le centre de la Nasa", remarque Daniel Kaplan directeur de la Fondation Internet Nouvelle Génération (Fing). "Cette vision marquerait le retour à une hyper centralisation et semble loin de satisfaire tout le monde", ajoute-t-il. Qui participerait à son fonctionnement et à son pilotage ? Et sous quelle autorité ? "Cette vision peut fonctionner à Songdo, une ville nouvelle de Corée du Sud, version 21e siècle, pensée comme une ville-hôtel pour les cadres de multinationales, mais probablement pas dans nos villes européennes au regard de leur complexité sociale, économique et politique", souligne encore Daniel Kaplan. Cette vision tend à effacer le citoyen, à en faire une entité abstraite. Alors même que celui-ci pourrait au contraire jouer un rôle plus déterminant en tant que "producteur d'éléments de la ville intelligente". Aujourd'hui ce citoyen enrichit les cartes thématiques en ligne pour signaler les obstacles sur le parcours des handicapés (OpenStreetMap à Rennes, Marseille, Paris...), participe à des services de co-voiturage qui n'existeraient pas autrement, ou bien encore signale en ligne, photos à l'appui, les lieux remarquables de la ville à destination des touristes. Ainsi, à côté des grands acteurs qui tentent de rassembler leurs ressources, existent des interventions très capillaires de citoyens qui participent à l'urbanisation et à l'aménagement de la ville. Cette dynamique parfois peu visible est pourtant bien présente et nécessaire. "Si le citoyen ne voit pas la technologie et ce qu'elle produit, il ne verra pas la ville qui aura alors cessé d'être un objet politique, un objet qu'on peut manipuler, sur lequel on peut discuter les fins et les moyens", conclut-il. Aussi, travailler sur de nouvelles formes d'encouragement à destination des petits innovateurs, des associations locales ou du simple usager participe à la construction de la ville intelligente. Le mouvement de l'open data, les initiatives autour des "living labs" pour rendre la ville plus visible participent de ce courant.
Co-participation citoyenne incontournable
"L'intelligence collective des citoyens ordinaires est plus forte que celle des experts", plaide de son côté Jean-Louis Missika, adjoint au maire de Paris chargé de l'innovation, pour expliquer les nouvelles voies explorées par la mairie. Celles-ci s'appuient sur trois dimensions : la réactivité, la contribution des citoyens et la concertation. Le signalement des incidents sur l'espace public, par exemple, se faisait naturellement mais afin de mieux accompagner la réactivité de certains habitants, la ville teste de nouveaux outils sur le web et sur smartphone pour faciliter la remontée d'informations. L'ampleur et la dimension des pratiques d'annotation par les internautes est désormais considérable. Aujourd'hui, la contribution des citoyens à l'information touristique sur Paris est majoritaire : 11.962 articles dans le portail Paris de Wikipedia France et une présence dans 211 langues, des dizaines de millions de tweets publiés chaque mois - Paris occupe la 7e place mondiale sur les volumes publiés -, des hôtels restaurants bars décrits par une multitude de sites... Le plus connu, "Tripadvisor", recueille plus de 600.000 avis, sans oublier les 80.000 lieux parisiens créés dans le réseau social "foursquare". "Les professionnels de la ville et les responsables politiques vont devoir comprendre cette révolution et adapter leurs pratiques à la nouvelle donne", insiste Jean Lous Missika, qui souhaite concentrer l'action de la mairie sur la fourniture de données brutes (Open data), la ville jouant ensuite le rôle de tiers de confiance (en orientant les usagers sur les sites et applications crédibles) et de facilitateur, notamment en fournissant un écosystème d'informations qui fonctionne. La concertation devrait également sensiblement évoluer avec le déploiement des outils de visualisation 3D précédemment évoqués et l'arrivée prochaine d'outils d'annotation collaborative et de construction collective de consensus. Ces nouveaux outils encore à l'état de prototypes changeront fondamentalement la donne en élargissant l'accessibilité du public là ou les procédures de concertations traditionnelles ne parvenaient qu'à mobiliser les associations et cioyens les plus activistes.
Tous ces processus sont encore très largement en gestation. Les retours d'expériences, l'évaluation des processus de co-participation comme l'expérimentation sur les réseaux sont encore rares, ce qui induit une visibilité relativement faible, qui incite encore à la prudence. Dans un tel contexte la participation des habitants deviendra aussi un critère incontournable de bonne gestion, de qualité et de réussite.