La France, "une championne agricole qui ne remplit pas nos assiettes"
A cinq jours de l’ouverture du Salon de l’agriculture, Terres de Liens publie un rapport détonnant sur le modèle alimentaire français : un système tourné vers l’exportation et qui permet de moins en moins de subvenir aux besoins de la population.
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© Terre de Liens
"Un pays dont l’agriculture est commandée par le marché international a perdu sa souveraineté alimentaire." Une sentence prononcée par Philippe Pointereau, président de la Fondation Terre de Liens, à l’occasion de la publication de son 4e rapport annuel intitulé "Souveraineté alimentaire : un scandale made in France", ce lundi 17 février.
Certes, avec 28 millions d’hectares de terres agricoles, la France possède la plus grande surface agricole d’Europe et présente un "potentiel nourricier de 130%". "C’est bien assez pour nourrir l’ensemble de la population", souligne Coline Sovran, la coordinatrice du rapport. Seulement, "de nombreux indicateurs passent dans le rouge", poursuit-elle. En effet, 43% de cette surface est destinée à l’exportation, soit 12,4 millions d’hectares. "La surface agricole disponible par habitant est de 2.100 m2 là où il faut le double."
Ainsi, la France apparaît comme une "championne agricole qui ne remplit pas tant les assiettes", dénonce Terres de Liens dans son rapport. Cette situation est la conséquence de l’industrialisation et spécialisation mises en place en réponse "aux injonctions productivistes". Une spécialisation à la fois dans la production mais aussi géographique. Ce qui a "peu à peu éloigné les zones de productions végétales des espaces de productions animales". Résultat : une seule ferme sur dix est encore polyculture-élevage aujourd’hui. Et la France consomme chaque année 8,5 millions de tonnes d’engrais fabriqués à partir de minerais et de gaz importés en grande partie de Russie et du Maroc. Ce qui rend la France triplement dépendante : "à des ressources minières, au gaz dont le prix volatile impacte directement l’agriculture et aux pays tiers qui en disposent", souligne le rapport. Elle est également fortement dépendante des importations de nourriture animale. 4 millions de tonnes de soja sont importées chaque année, c’est l‘équivalent "de toutes les terres de Bretagne", pointe Coline Sovran. "Depuis vingt ans, nos importations ont doublé", mobilisant aujourd’hui 10 millions d’hectares, l’équivalent de la surface de l’Islande !
Déconnexion entre agriculture et alimentation
"Plus on importe, plus on exporte, le solde n’est plus que de 6% mais si on prend en compte le biodiésel, on n’est plus qu’à 4%, bientôt la balance sera à zéro", se désole Philippe Pointereau. Or, "les agriculteurs ne vont pas bien", constate-t-il, en écho au mouvement de colère qui s’est manifesté l’an dernier et qui couve toujours. 18% d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté et 10% ont des revenus négatifs, avec de "très grandes inégalités" et un rapport de 1 à 3 entre les grandes cultures et l’élevage ovin. Ce système alimentaire conduit à des paradoxes : la précarité alimentaire augmente (16% des Français déclarent ne pas assez manger), de même que les risques de maladies cardiovasculaires, de cancers, de diabète…
Cette situation "n’est pas le fruit du hasard, c’est le résultat de politiques publiques mises en place depuis des décennies", explique Tanguy Martin, chargé de plaidoyer chez Terre de Liens. 75 ans de politiques ont conduit à une déconnexion entre agriculture et alimentation, "à rebours de toutes les politiques nationales de l’alimentation et de la demande sociale". Car, comme le fait remarquer Terre de Liens, jamais la population n’a eu à se prononcer sur ces choix.
Aujourd’hui, les trois quarts des achats alimentaires se font en grande surface, avec trois enseignes (Leclerc, Carrefour et Intermarché) qui se partagent les deux tiers du marché, "ce qui leur confère un pouvoir écrasant dans les négociations commerciales avec les producteurs". Un tiers des fruits (hors fruits tropicaux) et légumes que nous consommons sont importés. Entre 1950 et 2020, la France a perdu la moitié de ses vergers. Mais la palme de l’absurdité revient sans doute au blé : avec 250.000 hectares de blé dur cultivé, la production nationale pourrait largement subvenir aux besoins de la population ; seulement, une bonne part de ce blé est destinée à l’exportation. Résultat, "la France importe trois quarts des pâtes et semoules qui nourrissent sa population", indique Terre de Liens.
Un projet de loi "hors sol" ?
Tanguy Martin rappelle que les soutiens publics au système agroalimentaire se montaient à 48 milliards d’euros en 2021, mais cette manne est peu utilisée comme levier de changement. Il note que les acteurs de l'aval reçoivent à eux seuls 16,4 milliards sous forme d'exonérations. Or, ils orientent considérablement la production. Pourtant, les pouvoirs publics se refusent à utiliser ce moyen de pression. Et pour lui le "verdissement de la PAC" est un "écran de fumée" parmi d’autres pour maintenir la même logique.
Et si le modèle actuel arrive à bout de souffle comme l’a montré la colère des agriculteurs, les négociations, pilotées par la FNSEA et Jeunes agriculteurs, n’ont en rien conduit à une remise en cause. Pire, le projet de loi d’orientation agricole, paré de mille promesses, risque de passer à côté du sujet essentiel du renouvellement des générations et de l’accès à la terre. Le texte, qui devrait être adopté au Sénat ce mardi, fixe un objectif de souveraineté alimentaire dès l’article 1er. Mais son contenu est "hors sol", estime Terre de Liens, car il s’appuie sur la balance commerciale et non sur la capacité à se nourrir. Et le foncier agricole est "le grand absent", déplore Astrid Bouchedor, chargée du suivi de la LOA (loi d'orientation agricole) chez Terre de Liens. Au printemps, le Parlement avait inscrit un objectif de parvenir à 500.000 agriculteurs en 2030, "mais il ne dit pas par quels moyens", fait-elle encore valoir. Terre de Liens appelle le gouvernement à "prendre acte" que la souveraineté alimentaire n'est plus. "Ce dont il s’agit aujourd’hui, c’est de mettre en cohérence production agricole et besoins alimentaires, de toute urgence."