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Energie - La Cour des comptes décortique les coûts du nucléaire

La Cour des comptes a publié ce 31 janvier un rapport sans précédent sur l'ensemble des coûts liés à la production d'électricité nucléaire en France. Ce document de près de 400 pages, commandé l'an dernier par le gouvernement après la catastrophe de Fukushima, "rassemble toutes les données factuelles disponibles actuellement sur les éléments qui constituent les coûts, passés, présents et futurs, de la production d’électricité nucléaire en France, sans prise de position ni sur le niveau souhaitable de cette production, ni sur les modalités de son financement", a-t-elle prévenu.
Le rapport montre d'abord que les "dépenses passées ont été relativement bien identifiées", avec "un investissement initial lourd". Le montant total de construction des installations nécessaires à la production d’électricité nucléaire s’est élevé à 121 milliards d'euros en valeur 2010 (hors construction de Superphénix). La construction des 58 réacteurs actuels, qui représentent une puissance installée de 62.510 mégaWatts (MW), a coûté 96 milliards d'euros. A cet investissement initial, il faut ajouter le coût de construction de la première génération (6 milliards d'euros). En outre, les investissements nécessaires au cycle du combustible, en particulier la mise en place de la filière de retraitement qu’exploite aujourd’hui Areva, représente un coût de 19 milliards d'euros. Voilà pour les données brutes. Mais la cour souligne aussi que le coût de construction initial, ramené à la puissance des réacteurs, progresse dans le temps : on est passé de 1,07 million d'euros (valeur 2010)/MW en 1978 pour le plus ancien (Fessenheim) à 2,06 millions d'euros/MW en 2000 (Chooz 1 et 2). Pour l’EPR de Flamanville, dont le coût de construction est estimé à 6 milliards d'euros pour une puissance de 1.630 MW, le coût au MW serait de 3,7 millions d'euros. En tenant compte également des dépenses de recherche, publiques et privées, qui représentent 55 milliards d'euros (1 milliard d’euro par an en moyenne), et du coût de Superphénix (12 milliards d'euros pour l’investissement, le fonctionnement et l’arrêt), le montant total des investissements passés ressort à 188 milliards d'euros.
L'institution de la rue Cambon juge les charges courantes d'exploitation aujourd'hui "bien cernées", sans que leur chiffrage ne pose de "problème majeur". Les charges d’exploitation annuelles d’EDF se sont élevées à 8,9 milliards d'euros pour une production de 407,9 teraWatt-heure (TWh) en 2010. Parallèlement, les dépenses sur crédits publics se sont élevées à 414 millions d'euros pour l’effort de recherche et à 230 millions d'euros pour les coûts relatifs à la sûreté, la sécurité et l’information des citoyens, soit un total de 640 millions d'euros en 2010.

Incertitudes sur les charges futures

En revanche, les charges futures, "incertaines par nature", risquent probablement d'augmenter, estime la cour. Leur total à fin 2010 est évalué à 79,4 milliards d'euros, dont 62 milliards d'euros pour EDF. Parmi ces coûts, les dépenses de démantèlement des 58 réacteurs du parc actuel, c'est-à-dire les dépenses de "démolition" des centrales, sont estimées aujourd’hui à 18,4 milliards d'euros (valeur 2010), en charges brutes. La cour considère que les méthodes utilisées par EDF pour ce calcul sont "pertinentes" mais elle s'interdit d'en valider les paramètres techniques, "en l’absence d’études approfondies par des experts".
La gestion à long terme des déchets représente un autre coût futur "important", relève la cour. Elle l'a estimée à 28,4 milliards d'euros en reconnaissant que cette évaluation est "fragile" car le projet envisagé pour le stockage des déchets à vie longue, c'est-à-dire leur enfouissement en grande profondeur, "n’est pas encore définitif". La cour souligne surtout que "les investissements de maintenance vont augmenter". "Le programme d’investissements de maintenance d’EDF, pour les années 2011–2025, préparé en 2010, s’élevait à 50 milliards d'euros, soit une moyenne annuelle d’environ 3,3 milliards d'euros, ce qui correspond presque au double des investissements réalisés en 2010 (1,7 milliard d'euros)", détaille le rapport, qui rappelle également que les investissements à réaliser pour satisfaire aux demandes de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) sont aujourd’hui estimés à "une dizaine de milliards d’euros, dont la moitié serait déjà prévue dans le programme initial de 50 milliards d'euros".
Au final, le coût de production global ne peut qu'augmenter, prédit l'institution. "La production d’électricité nucléaire est une industrie très capitalistique à cycle long pour laquelle le coût du capital est une variable qui a un impact très significatif sur le calcul du coût global", rappelle-t-elle. Ainsi, en prenant en compte la rémunération du capital, selon la méthode dite du "coût courant économique", qui reflète l’ensemble des coûts sur toute la durée de fonctionnement du parc et permet des comparaisons entre modes d’énergie, le coût moyen du MWh produit s’élève selon le rapport à 49,5 euros avec les données de 2010. Et si l’impact de l’évolution des charges futures liées au démantèlement et à la gestion des déchets est jugé "limité", à l’inverse, l’évolution des investissements de maintenance est nettement plus sensible, "de l’ordre de 10% du coût moyen".

Un coût de production appelé à s'accroître

Pour la Cour des comptes, davantage que les paramètres de démantèlement ou de stockage ultime, la durée de fonctionnement des centrales du parc actuel constitue donc "une donnée majeure de la politique énergétique". "Elle a un impact significatif sur le coût de la filière en permettant d’amortir les investissements sur un plus grand nombre d’années. D’autre part, elle repousse dans le temps les dépenses de démantèlement et le besoin d’investissement dans de nouvelles installations de production." Or, souligne le rapport, d’ici la fin 2022, 22 réacteurs sur 58 atteindront leur quarantième année de fonctionnement. "Dans l’hypothèse d’une durée de vie de 40 ans et d’un maintien de la production électronucléaire à son niveau actuel, il faudrait un effort très considérable d’investissement équivalent à la construction de 11 EPR d’ici la fin de 2022. La mise en oeuvre d’un tel programme d’investissement à court terme paraît très peu probable, voire impossible, y compris pour des considérations industrielles."
Pour la cour, cela signifie qu’à travers l’absence de décision d’investissement, "une décision implicite a été prise qui engage déjà la France : soit à faire durer ses centrales au-delà de 40 ans, soit à faire évoluer significativement et rapidement le mix énergétique vers d’autres sources d’énergie, ce qui suppose des investissements complémentaires". "Quels que soient les choix retenus, afin de maintenir la production actuelle, des investissements importants sont à prévoir à court et moyen termes, représentant a minima un doublement du rythme actuel d’investissement de maintenance. Ce doublement fera augmenter le coût moyen de production de l’ordre de 10%", pronostique-t-elle.
La cour juge souhaitable que les choix d’investissements futurs ne soient pas effectués de façon implicite mais qu’une stratégie énergétique soit formulée. "Ne pas décider revient à prendre une décision qui engage l'avenir, et il est souhaitable qu'une décision explicite soit prise", a plaidé Didier Migaud, premier président de la Cour des comptes, en présentant le rapport.
Le Premier ministre François Fillon a réagi à cet avertissement en indiquant que le gouvernement préciserait ses choix "sur la durée de fonctionnement des centrales nucléaires ou la construction de nouveaux réacteurs", mais dans le cadre d'un programme d'investissements qui sera élaboré "à partir de l'été 2012", c'est-à-dire après les échéances électorales du printemps.