Jean-René Lecerf : "La situation financière des départements est inquiétante"
Les départements font face à une équation compliquée. Dans une interview accordée à Localtis, Jean-René Lecerf, président de la commission "finances locales" de l'Assemblée des départements de France (ADF) et président du Nord, juge que face à la chute des droits de mutation à titre onéreux (DMTO) et à la hausse prévisible des dépenses sociales, les "avances remboursables" prévues dans le projet de loi de finances rectificative présenté le 10 juin seront "nettement insuffisantes". L'ADF demande une dotation en faveur des départements les plus durement affectés par la chute des DMTO et une limitation des dépenses de RSA pour ceux dont les marges de manœuvre seront les plus affaiblies.
Localtis - Quel est votre diagnostic de la situation des finances des départements aujourd'hui ?
Jean-René Lecerf - Les départements sont confrontés à une chute des droits de mutation à titre onéreux, les "DMTO". Il y a quelques semaines, elle était estimée entre 30% et 40% en 2020, par rapport à 2019. Ce qui est colossal. Mais aujourd'hui les informations des notaires montrent qu'il existe, par exemple dans le département du Nord que je préside, une reprise des transactions pour les logements. La crise des DMTO pourrait donc être moins forte qu'on ne l'a redouté. Pour autant, les pertes fiscales devraient être assez erratiques d'un département à un autre. C'est pourquoi d'ailleurs, il faudrait une réponse adaptée de l'État, qui peut-être puisse varier selon les départements. Cette baisse importante des DMTO pose en tout cas la question de la mise en œuvre du dispositif de péréquation des DMTO qui a été créé par la loi de finances pour 2020, sur proposition des départements. Les départements qu'hier l'on disait "riches" seront-ils capables de faire face à l'équation dès cette année, sans aide de l'État ? Ce n'est pas évident. Pour la CVAE [cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises], je m'attends aussi à une perte élevée. Mais elle ne sera pas constatée dans l'immédiat, puisque cet impôt ne sera impacté qu'à partir de 2021. Toutefois, si la situation des départements est inquiétante du fait de la baisse des recettes, elle l'est plus encore en raison de l'augmentation prévisible de leurs dépenses.
Au sujet des dépenses justement, combien les équipements de protection commandés par le département du Nord ont-ils coûté ?
Pour l'acquisition de masques, nous avons déjà dépensé 6 millions d'euros. Ces masques n'étaient pas seulement destinés aux agents du département et à nos partenaires (Sdis, Aide sociale à l'enfance). On les a commandés aussi pour fournir les chirurgiens-dentistes, les masseurs-kinésithérapeutes, les pédicures-podologues… Le département est intervenu, parce que l'ARS [agence régionale de santé] était dans l'impossibilité de le faire. En prenant en compte non seulement les masques, mais aussi les blouses et les charlottes, la dépense du département se chiffrera certainement en fin d'année à 15 millions d'euros. Mais d'autres dépenses liées au Covid sont beaucoup plus lourdes.
Lesquelles ?
Les primes aux personnels départementaux qui ont connu un surcroît important de travail pour assurer la continuité du service public, ainsi que les primes aux assistants familiaux et aux professionnels de l'Aide sociale à l'enfance (ASE). Par ailleurs, nous allons remercier les personnels des services d'aide et d'accompagnement à domicile (Saad), qui ont fait un travail remarquable. L'État nous autorise à le faire, mais sans apporter un centime. La prime versée par les départements atteindra généralement 500 euros. Mais, très souvent, les départements décideront aussi de revaloriser la dotation horaire attribuée aux Saad. Par exemple, dans le département du Nord, celle-ci passera de 21 euros à 22 euros par heure. Cette simple différence représente un apport de 10 millions d'euros pour les structures d'aide à domicile. Nous supportons bien d'autres dépenses liées au Covid. Nous avons dû, par exemple, ouvrir des structures particulières, que ce soit pour faire face à la recrudescence des violences intrafamiliales, ou dans le cadre de l'ASE. Les enfants qui fuguaient ne pouvaient pas réintégrer tout de suite leur maison de l'enfance : il fallait d'abord qu'ils soient testés et, s'ils étaient atteints du Covid, il fallait les soigner à part.
On peut s'attendre également à une forte progression des dépenses sociales des départements.
Certainement. Aujourd'hui, les départements constatent une augmentation de l'ordre de 5 à 10% du nombre d'allocataires du RSA. Ce qui n'est pas rien, puisque dans un département comme le Nord, le RSA représente une dépense de 700 millions d'euros par an. Cette hausse constatée des bénéficiaires du RSA n'est pas encore la résultante de la progression du chômage. En fait, nous subissons les effets des décisions de l'État, pour la durée de la crise sanitaire, de supprimer les déclarations trimestrielles de revenus et de ne plus réunir les équipes pluridisciplinaires qui suspendent le RSA des personnes non inscrites à Pôle emploi. Depuis le début de la crise, on accorde le RSA grosso modo à tous ceux qui le demandent et on le laisse à tous ceux qui l'ont. Je ne critique pas ces décisions : ajouter la crise sociale à la crise sanitaire, ce n'est peut-être pas la meilleure des choses à faire. Mais nous demandons à l'État, maintenant que le déconfinement avance de manière considérable, de rétablir les déclarations trimestrielles de revenus. C'est en vain, car il ne le fait pas. Il va y avoir en tout cas un paquet d'indus importants. Mais nous ne nous faisons guère d'illusions sur la possibilité de les récupérer. Ces conséquences dommageables sont vraiment liées aux décisions de l'État. Nous demanderons donc leur compensation.
Les départements ne réalisent-ils pas aussi des économies depuis le début de la crise ?
Il faut bien chercher pour les trouver. On nous dit que nous avons fait des économies parce que les cantines des collèges n'ont pas fonctionné durant toute la période de fermeture des collèges. Certes. Mais nous avons "recyclé" l'argent que nous avons économisé, afin d'accorder des aides alimentaires. Donc, où est l'économie ? On nous dit encore que nous ferons des économies sur les subventions aux investissements communaux, parce que les conseils municipaux repousseront des projets à 2021. Sauf, que la plupart des départements entendent mener une politique contracyclique pour soutenir les secteurs du bâtiment et des travaux publics.
Le troisième projet de loi de finances rectificative pour 2020 prévoit jusqu'à 2,7 milliards d'euros d'"avances remboursables" pour les départements. C'est une bouffée d'oxygène ?
À l'origine, c'est une mesure, parmi d'autres, que nous avons proposée au gouvernement, qui l'a retenue. Bien sûr, nous la saluons. Mais la condition d'un remboursement dans les deux ans suivant le versement de l'avance nécessite d'être assouplie. En outre, globalement, la mesure est nettement insuffisante. L'ADF demande à l'État d'aller plus loin, en prenant en charge par une dotation la perte de recettes de DMTO qui dépasse un certain niveau, par exemple -25%. La perte globale des DMTO en 2020 pourrait être de cet ordre. Mais des départements enregistreront des pertes pouvant aller jusqu'à 60% des DMTO. Dans ces conditions, ils n'arriveront pas à rembourser l'avance faite par l'État. Nous demandons donc qu'une dotation prenne en charge le montant de pertes dépassant le seuil de 25%. Le département concerné aurait à rembourser l'avance qui lui est accordée, mais seulement jusqu'à ce seuil. Pas au-delà. Si l'on ne passe pas par cette solution, une kyrielle de départements seront mis sous tutelle.
Avez-vous formulé d'autres propositions ?
Nous sommes favorables à la création, annoncée par le gouvernement, d'un compte dédié – même si on préférerait un budget annexe – regroupant les dépenses liées au Covid. Ces dépenses seraient traitées comme des dépenses d'investissement financées par l'emprunt et leur charge serait étalée sur plusieurs années. Nous souhaitons que les dépenses consacrées à l'achat des masques, les primes pour les personnels, la création de structures particulières, mais aussi l'augmentation du RSA puissent en faire partie. Le président de l'ADF, Dominique Bussereau, a envoyé un courrier au Premier ministre pour lui faire part de cette demande. Dans ce courrier, il a proposé de mettre en place en 2020 un versement anticipé du FCTVA [fonds de compensation de la TVA], ou encore de limiter le montant du RSA 2020 à celui de l'exercice 2019 pour les départements qui commenceront l'année 2021 avec une épargne nette négative. Le surplus serait pris en charge par l'État. D'autres propositions sont encore en débat, comme le moratoire en 2020 du remboursement du capital des emprunts souscrits par les départements et les régions. En échange, les collectivités concernées s'engageraient à affecter totalement les sommes en question à l'investissement, au retour de l'activité économique. Cette proposition formulée par mon collègue du Calvados, Jean-Léonce Dupont, intéresse des présidents de région, comme Xavier Bertrand. Je la trouve aussi très intéressante.
Le gouvernement compte maintenir la mise en œuvre de la réforme de la fiscalité locale en 2021. Le secrétaire d'État auprès du ministre de l'Action et des Comptes publics a même qualifié la réforme d'"aubaine" pour les départements. Cela vous irrite-t-il ?
Même si l'ADF a renouvelé son hostilité à cette réforme, je considère, et ce depuis pas mal de temps, que le combat contre la réforme de la fiscalité locale est perdu. Pour autant, la réforme pose un problème : à la place de la taxe sur le foncier bâti, dont l'assiette augmentait même en temps de crise, les départements bénéficieront d'une fraction de TVA, un impôt qui est sujet aux évolutions économiques. La TVA devrait par exemple connaître une baisse cette année et en 2021. Cette caractéristique est un inconvénient fondamental.
Mais les départements auront en 2021 la garantie d'obtenir le montant de taxe sur le foncier bâti de 2020...
Certes, le montant de TVA est garanti en 2021, mais sur la base du montant du foncier bâti de l'année 2020, et non de celui de l'année 2021. Or, le foncier bâti connaît une dynamique de 2%, voire plus, chaque année. En 2022, il est vraisemblable, comme le dit Olivier Dussopt, que le rendement de la TVA soit plus intéressant que celui du foncier bâti. Mais qu'en sera-t-il les années suivantes ? Le rétablissement d'un levier fiscal en faveur des départements serait de nature à ramener un certain consensus entre l'État et les départements. Cela pourrait prendre la forme d'une possibilité de modulation des DMTO dans des limites fixées par le législateur. Cette demande avait failli aboutir il y a deux ans.
Les départements préparent-ils des plans de relance ?
Oui, ils sont nombreux à le faire. Ces plans, qui seront financés très largement par un recours plus important à l'emprunt, prévoient par exemple de renforcer la solidarité territoriale par les aides aux projets d'investissement des communes et des intercommunalités. Le département du Nord consacre 40 millions d'euros en 2020 à cette politique, un montant en augmentation. Surtout, le conseil départemental va accélérer sa politique de travaux - pour l'entretien des collèges par exemple. Nous entendons aussi réaliser des projets d'infrastructures routières, comme le contournement de Maubeuge. L'objectif est de soutenir les secteurs du bâtiment et des travaux publics – des "majors" aux très petites entreprises. Pour être efficaces, un certain nombre de départements souhaitent aussi retrouver la compétence générale et pouvoir de nouveau apporter des aides financières directes aux entreprises. Ce sont généralement des départements de dimension modeste en terme démographique. En revanche, ce n'est pas une préoccupation fondamentale dans le Nord. Dans ce département qui est le plus peuplé de France – 2,6 millions d'habitants –, il existe de très grandes intercommunalités et les entreprises n'attendent pas tellement que le département prenne sa part dans l'action économique, sauf dans le cadre des procédures exceptionnelles, comme le fonds de solidarité.