Entreprises : quelles options derrière le "28e régime" européen ?
Sous l’impulsion des rapports Letta et Draghi, mais aussi poussée par la "menace Trump", la nouvelle Commission européenne a fait de la compétitivité des entreprises de l’Union une de ses priorités. Deux chantiers de simplification du droit des affaires semblent ouverts, dans une certaine précipitation. D’une part, un projet de "28e régime", optionnel, pour les seules entreprises innovantes, porté par le commissaire McGrath, dans la lignée du rapport Draghi. D’autre part, un projet plus large, proche du code européen des affaires notamment promu par le rapport Letta, porté par le commissaire Séjourné. Un projet pour l’heure encore flou, qui remplacerait toutes les législations nationales.

© European Union, 2025/ Michael McGrath et Stephane Séjourné
"Depuis 2008, près de 30% des licornes – c'est-à-dire les start-up qui valent plus d'un milliard de dollars – qui sont nées sur le sol européen ont quitté l'Europe. Où sont-elles allées ? Aux États-Unis, pour la grande majorité." En présentant, le 9 septembre dernier, son rapport sur la compétitivité de l’économie européenne (voir notre article du 10 septembre), Mario Draghi sonnait l’alerte. "L’Europe crée désormais un nombre important de start-up, comparable à celui des États-Unis. Cependant, les entreprises européennes ne parviennent souvent pas à grandir", précise son rapport.
Les start-up pâtissent du manque de financements…
Pour l’ancien président du conseil des ministres italien et ancien président de la Banque centrale européenne, les causes de cet exode sont multiples. Il pointe "un écosystème financier relativement sous-développé" et "un marché du capital-risque de l’UE également sous-développé, singulièrement pour le financement des scale-up" [à gros traits, l’échelon intermédiaire entre une start-up et une licorne]. Avec pour conséquence que "les entreprises de l’UE s’appuient souvent sur des marchés de capitaux non européens pour être cotées et soutenir leur croissance".
… et souffrent d’un trop-plein de normes
Mais ce n’est pas tout : "Les entreprises européennes sont également victimes de multiples obstacles réglementaires, juridiques et bureaucratiques. De nombreuses différences réglementaires, fiscales et juridiques entre les États membres limitent la capacité des entreprises européennes à se développer efficacement et à tirer pleinement parti des avantages du marché unique", indique le rapport. Et cet "environnement réglementaire vaste et draconien, caractérisé par des politiques fondées sur le principe de précaution, peut, comme effet secondaire, freiner l’innovation". D’où la proposition "d’introduire un nouveau statut juridique européen pour les jeunes entreprises innovantes".
Un nouveau statut d’"entreprise européenne innovante"
Pour Mario Draghi, une société qui opterait – cela devrait rester, pour lui, un choix – pour ce nouveau statut d’"entreprise européenne innovante" (EEI) devrait concrètement bénéficier d’"une législation harmonisée dans tous les États membres concernant le droit des sociétés, le droit des entreprises en difficulté, ainsi que quelques aspects clés du droit du travail et de la fiscalité, qui devraient être progressivement rendus plus ambitieux". L’EEI disposerait d’une identité numérique unique, enregistrée au niveau de l’Union et reconnue par tous les États membres. Elle bénéficierait progressivement de certifications et d’autorisations valables dans tous les États membres ou aurait encore accès à des procédures simplifiées d’introduction en bourse.
"Mission McGrath"
La proposition a d’emblée été reprise par Ursula von der Leyen : "Vous conduirez les travaux visant à créer un statut juridique à l’échelle de l’Union pour aider les entreprises innovantes à se développer, sous la forme d’un 28e régime offrant aux entreprises un ensemble de règles simplifiées et harmonisées", enjoignait ainsi la lettre de mission qu’elle a adressée, le 17 septembre dernier, au commissaire désigné Michael McGrath (Démocratie et Justice). Depuis, la présidente de la Commission en a fait un axe de sa boussole de compétitivité, présentée le 29 janvier dernier (voir notre article du même jour) : "Nous constatons que les entreprises innovantes qui veulent se développer doivent composer avec 27 régimes différents et fragmentés au sein du marché unique. Nous allons donc leur offrir un 28e régime, à savoir un ensemble unique et simple de règles applicables dans l'ensemble de l'Union européenne", déclarait-elle à cette occasion. Un "28e régime" parce que ce dernier ne se substituerait pas aux 27 droits nationaux, mais coexisterait avec eux.
Un projet plutôt bien perçu…
Ce nouveau statut ne manque pas de promoteurs. Il a reçu le soutien (et des suggestions) d’une vingtaine d’associations européennes de start-up, dont France digitale. "Lancer une entreprise aux USA, c’est courir un 100 m. La lancer en Europe, c’est courir un 110 m haies, avec des règles qui changent à chaque haie", y argue le président-fondateur de Blablacar, Frédéric Mazella. Il a également reçu le soutien du Medef, qui y voit une reprise de sa proposition de création d’un "code européen des affaires". Le "projet McGrath" est toutefois plus limité. Alors que le Medef vise la création d’une "société européenne simplifiée à responsabilité limitée", statut auquel pourrait prétendre toutes les entreprises, seules celles répondant à un certain nombre de critères ("tels que les qualifications de leur personnel, les dépenses de R&D et la détention des droits de propriété intellectuelle") pourraient être éligibles au statut d’entreprise européenne innovante proposé par le rapport Draghi. Lequel estime néanmoins que ce statut pourrait être accessible "à au moins 180.000 PME et ETI innovantes".
… s’il était élargi
Le projet compte aussi des détracteurs. Au premier chef, ceux qui déplorent qu’il ne vise précisément que les seules entreprises innovantes. "Toutes les entreprises sont concernées par les difficultés pointées. Et la vie d’une entreprise est mouvante : elle peut très bien ne pas être innovante un jour et le devenir. Limiter ce dispositif à une seule catégorie d’entre elles serait donc contre-productif. Cela créerait des distorsions de concurrence. Nous sommes opposés à la création d’un 'droit Delaware'", dénonce auprès de Localtis l’avocat Julien Fouchet, qui préside l’Association pour l’unification du droit des affaires en Europe. Comme le Medef, son association promeut une "société européenne simplifiée", statut auquel pourrait prétendre toutes les entreprises. "Une première pierre" dans l’élaboration d’un code européen des affaires qui contiendrait "d’autres outils, comme un prêt européen, un euro-cautionnement, une fiducie européenne…". "Un véritable serpent de mer", rappelle auprès de Localtis l’avocate Catherine Cathiard, qui également travaille de longue date sur le sujet. "On se dispute depuis vingt ans maintenant autour d’une directive portant statut commun de l’entreprise européenne", observait déjà Michel Rocard en… 2001 (in B. Fauroux, B. Spitz, Notre État. Le libre vérité de la fonction publique, R. Laffont, p. 747).
Une "société européenne" insuffisante, et plus rien depuis
Une première pierre avait été posée en 2001, avec la publication d’un règlement créant un statut de "société européenne". Une forme juridique jugée toutefois trop contraignante. "Sa structure s’est avérée en pratique impraticable pour les start-up, les PME et les entreprises à forte croissance", déplore la vingtaine d'associations européennes de start-up dans la tribune précédemment évoquée. Si les statistiques officielles manquent (sollicitée, la Commission est dans l’incapacité de fournir la moindre donnée en la matière), on en dénombrerait au mieux entre 3.000 à 5.000 dans l’ensemble de l’UE, alors que cette dernière comptait plus de 32 millions d’entreprises en 2022. Depuis, plus rien ou presque, si ce n'est, par exemple, la création d’une société coopérative européenne, via un règlement de 2003, à l’usage également très limité.
Un 28e régime régulièrement promu...
Pourtant l’idée d’un 28e régime, qui embrasserait plus ou moins large (jusqu’à prévoir un code civil européen), ressurgit régulièrement. En 2008, par exemple, Henri de Castries, alors à la tête d’Axa, plaidait dans la Revue d’économie financière pour mettre ce 28e régime "au service de l’intégration du marché des services financiers de détail". L’idée était également promue par le Comité économique et social européen dans un avis de 2010. Ce dernier y voyait "une option pour moins légiférer au niveau communautaire" et, surtout, une opportunité de "contribuer vigoureusement au bon fonctionnement du marché unique". En 2014, la proposition d’une "societas privatas europae", sorte de Sarl européenne proposée par la Commission, avait ouvert quelques espoirs pour ses partisans. Mais elle fut finalement torpillée par le Parlement européen.
Un code européen des affaires soutenu en France…
L’idée n’en continue pas moins de compter de fervents partisans, singulièrement en France. "Emmanuel Macron avait appelé un tel projet de ses vœux lors de son discours à la Sorbonne de 2017", souligne Me Julien Fouchet. Si le président ne l’avait pas visé explicitement, il avait effectivement exprimé le "besoin de règles et d'instruments communs". L’association de juristes Henri-Capitant, qui s’inspire de ce qui a été mis en place avec l’Ohada (Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires, laquelle fait déjà des petits avec l’Organisation pour l’harmonisation du droit des affaires dans la Caraïbe) travaille depuis 2017, avec d’autres, à l’élaboration d’un code européen des affaires. En 2019, le Premier ministre Édouard Philippe avait également chargé la parlementaire Valérie Gomez-Blassac de réfléchir à l’élaboration d’un tel code. "Son rapport relève que sa mise en place permettrait de développer les échanges commerciaux au sein de l’Union d’environ 35%", souligne Me Julien Fouchet.
… et qui reprend de la vigueur dans l’UE
"Le projet de l’association Henri-Capitant a été présenté au directeur général du service juridique de la Commission, Daniel Calleja Crespo, en février 2024, qui y a été sensible", nous indique encore l’avocat. Depuis, l’idée été à nouveau promue par Enrico Letta, dans son rapport d’avril 2024 sur le marché unique. L’ancien président du conseil italien voit dans ce code lui aussi "la clé pour libérer pleinement le potentiel de la libre-circulation au sein de l’UE". Cette fois, l’idée semble prospérer. "Jamais je n’aurais pensé qu’elle créerait autant de consensus", déclarait, ce 10 février, dans le journal espagnol Expansíon, Enrico Letta. Interrogée par Localtis, Marie-Pierre Vedrenne, députée européenne qui a travaillé sur le sujet avec Valérie Gomez-Blassac, y voit deux raisons : "D’une part, l’idée s’inscrit dans la logique de simplification qui est au cœur de l’agenda de la nouvelle Commission européenne. D’autre part, l’élection de Donald Trump, qui avec les rapports Letta et Draghi, a accéléré la prise de conscience de certaines capitales européennes sur la nécessité de faire bouger les lignes."
Un projet Séjourné qui jette le trouble
Un autre projet, plus large mais aux contours encore flous, serait ainsi porté par le commissaire Stéphane Séjourné, vice-président exécutif pour la prospérité et la stratégie industrielle. Dans la lettre de mission qu’elle lui a adressée, Ursula von der Leyen lui demande "d’accélérer et de simplifier les procédures afin que le marché unique permette aux entreprises et à l’innovation de prospérer, en luttant contre la fragmentation et les obstacles qui subsistent et en veillant à ce qu’il soit facile d’appliquer les règles et d’en rendre compte". Et plus particulièrement d’"étudier la faisabilité d’un passeport spécifique pour les PME afin de réduire leur charge administrative et leurs coûts". Le 29 janvier, lors de la présentation de la "boussole de compétitivité" par Ursula von der Leyen, le Français s’est fait plus précis : "Fin 2025/début 2026, nous présenterons également un 28e régime, qui réalisera ce que des milliers d'entreprises européennes ont réclamé : un régime unique." "Une petite révolution en préparation", nous confie un collaborateur de la Commission. La révolution pourrait être d’autant plus grande que le commissaire Séjourné a précisé que l’objectif était d’avoir "juste un formulaire à remplir, au lieu de 27 (…). Une norme européenne [qui] remplace 27 autres normes. 1 in, 27 out". Ce qui ne constituerait plus à proprement parler un "28e régime", optionnel, mais une seule et unique réglementation, obligatoire.
Précipitation et confusion ?
Pour l’heure, la Commission se retrouve donc à conduire deux projets similaires, mais parfois contradictoires, en même temps. Non sans une certaine confusion, le bras droit semblant parfois ignorer ce que fait le bras gauche. "C’est le commissaire Séjourné qui est en lead sur ce dossier. Je ne comprends pas vraiment le lien fait avec le commissaire McGrath", nous indique ainsi un membre des services de la Commission lorsque nous l’interrogeons sur les projets de 28e régime. "Le dossier pourrait être suivi par la vice-présidente Virkunnen", nous murmure-t-on par ailleurs. La lettre de mission de la Finlandaise, chargée de la souveraineté technologique, de la sécurité et de la démocratie, la charge il est vrai de mettre en oeuvre un règlement européen sur le numérique afin de stimuler la productivité et de "vérifier que l’acquis numérique répond de manière adéquate aux besoins et contraintes des PME". Me Julien Fouchet partage l’explication de Marie-Pierre Vedrenne : "L’élection de Trump a précipité les choses", au risque de confondre vitesse et précipitation.
Pour la députée européenne, le fait que deux commissaires travaillent chacun de leur côté sur un projet semblable ne la surprend guère : "Cette bataille entre commissaires a été voulue dès le départ par Ursula von der Leyen, afin qu’elle puisse toujours garder la maîtrise et décider en dernier ressort." "Tous les membres du collège sont sur un même pied d’égalité" prévenait la présidente de la Commission dans les lettres de mission qu’elle a adressées à chacun de ses commissaires. Et si les vice-présidents sont chargés de coordonner les travaux, on notera que le commissaire McGrath ne fait pas partie des commissaires "responsables" de la priorité Compétitivité. "Ursula von der Leyen ne veut voir qu’une tête. La sienne", grince-t-on à Bruxelles.
Des États membres et un Parlement à convaincre
Reste que celles des Vingt-Sept et du Parlement continuent de dépasser. Difficile toutefois de savoir ce qu’il y trotte. "Au Parlement, les majorités sont encore en train de se recomposer", confesse Marie-Pierre Védrenne. L’élue ajoute que pour l’heure les esprits sont "focalisés sur le projet omnibus et le pacte pour une industrie propre. Le risque est fort que tout soit rouvert, emportant la CSRD, la taxonomie, le marché carbone…", indique-t-elle. L’audition de confirmation du commissaire alors désigné McGrath, tenue le 5 novembre dernier, a par ailleurs déjà mis en lumière la persistance de certaines réticences. "Vous engagez-vous à présenter une forme juridique qui ne puisse pas être utilisée à mauvais escient pour vider de leur substance les droits nationaux fondamentaux ?", interrogerait ainsi le député René Repasi (S&D). Réticences qui risquent d’être d’autant plus grandes que si le projet McGrath est circonscrit aux seules entreprises innovantes, il pourrait embrasser large : "Il nous faudra considérer, au-delà du droit des sociétés et du droit civil, l’ensemble des règles applicables à la vie des affaires", assurait le commissaire lors de cette même audition. Droit du travail, fiscalité… autant de chasses gardées que les États membres n’entendent guère délaisser. Pour passer outre les difficultés, gageons que la tentation de restreindre davantage encore le périmètre du nouveau statut sera grande. Et que pendant les travaux, l’exode restera ouvert.