Différenciation, expérimentation et dérogations aux normes : un bilan limité dans le champ de la transition écologique
Pouvoir de dérogation du préfet, capacité d’expérimentation par les collectivités, principe de différenciation : trois outils d’adaptation aux spécificités locales encore sous-exploités dans le domaine de la transition écologique, selon le bilan dressé par un rapport inter-inspections, publié ce 1er octobre. La mission conjointe (Igedd-IGA) exclut d’emblée l’extension du droit de dérogation qui "a atteint ses limites juridiques". Si elle juge que la différenciation n'est pas la plus adaptée à la flexibilisation des compétences des collectivités, elle encourage ces dernières à se saisir des possibilités d'expérimentation désormais largement ouvertes.
Les politiques publiques relevant de la transition écologique peinent à être un champ d’application pour les trois dispositions législatives et réglementaires d’adaptation aux spécificités territoriales : le pouvoir de dérogation du préfet, la capacité d’expérimentation, le principe de différenciation. C’est la principale conclusion issue d’un rapport inter-inspections - Inspection générale de l’administration (IGA) et inspection générale de l’environnement et du développement durable (Igedd) - rendu public ce 1er octobre. La lettre de mission signée en novembre 2023 de l’ancienne Première ministre Élisabeth Borne y voyait un moyen de nourrir les réflexions relatives à la poursuite de la décentralisation souhaitée par le président de la République, et depuis complétées par le volumineux rapport Woerth (voir notre article du 30 mai 2024).
Le bilan établi par la mission d’inspection confirme, à la suite d’autres évaluations (notamment de l’IGA en 2022 ou de la Cour des comptes en 2023 sur la capacité d’action des préfets) que ces dispositions d’adaptation "ne produisent pas les effets escomptés" dans les domaines de la transition écologique, car "peu efficaces pour atteindre les objectifs fixés et trop complexes dans leur mise en œuvre, même si elles peuvent produire des résultats de manière marginale". Outre leurs limites intrinsèques, le droit de l’environnement, "par sa complexité et la sophistication de sa mise en œuvre, est en partie à l’origine de cette situation", relève le rapport.
Le préfet ne peut pas déroger à tout
Au terme de sa généralisation, le droit de dérogation octroyé au préfet par le décret de 2020 (n° 2020-412 du 8 avril 2020) a permis "de débloquer ponctuellement certains projets". L’outil a toutefois "atteint ses limites juridiques", et son extension "apparaît vouée à l’échec, non pas tant par manque de volonté que par impossibilité structurelle, pour les préfets, d’en user plus", note le rapport. Un peu à contre-courant, Michel Barnier a évoqué dans sa déclaration de politique générale prononcée ce 1er octobre à l'Assemblée la nécessité de "donner davantage de flexibilité aux préfets" et annoncé une prochaine instruction sur leur pouvoir de dérogation.
Moins de 600 arrêtés de dérogations ont été pris par les préfets depuis quatre ans, soit un nombre moyen de 1,5 arrêté par an et par département. 79,3% (soit 430 actes) concernent l’octroi de subventions par les services déconcentrés de l’État ; seulement 12,2 % (66 actes) le code de l’environnement, dont l’essentiel (58) portent sur le délai pour déposer un dossier de demande d’autorisation des systèmes d’endiguement et des aménagements hydrauliques ; 2,2 %, (12 actes) le logement. Des cas d’usage qui sont donc très limités pour le domaine de la transition écologique. Le rapport identifie plusieurs freins au développement de ce pouvoir, liés à des modalités d'exercice contraignantes, à la fois en termes de procédure et de nature des textes auxquels il peut être dérogé.
Sur le développement des énergies renouvelables soumis à autorisation environnementale, le droit de dérogation ne permet pas au préfet garant de l’ordre public et de la sécurité des populations de s’affranchir des règles qui relèvent d’un niveau législatif ou européen, illustre le rapport. "À ce titre, le signal envoyé par la flexibilisation à outrance des textes fait courir le risque de pressions importantes sur le représentant de l’État dans les territoires, pour des motifs d’intérêts particuliers", alerte la mission.
Le pouvoir de dérogation du préfet "doit revêtir un caractère exceptionnel", "afin de préserver le primat de la norme, qui doit être la même pour tous", insiste le rapport, qui dissuade en particulier de l'élargir "aux questions à portée réglementaire, législative ou européenne". Cet outil "ne saurait être l’alpha et l’oméga", relève-t-il, tout en pointant d’autres facteurs plus importants : action du législateur, degré de précision de la norme, effectifs dans les services d’instruction, etc. Quelques mesures de simplifications sont malgré tout proposées : ajouter, dans chacun des textes fixant ces normes et "lorsque cela est opportun", un article permettant une dérogation du représentant de l’État ; laisser au préfet la faculté et non l’obligation de saisir préalablement l’administration centrale. Il serait également souhaitable de recenser de façon périodique tous les arrêtés de dérogation pris.
Faciliter le processus d’expérimentation
La constitution ouvre deux possibilités. Au titre de l’article 72 alinéa 4 de la Constitution tout d'abord, régime spécifique pour l’expérimentation par les collectivités dans l’exercice de leurs compétences, le bilan est relativement mince : seules quatre expérimentations ont été menées. Et près de trois ans après l’entrée en vigueur de la loi organique du 19 avril 2021, aucune expérimentation n’a été lancée sur la base du nouveau régime. On recense quatorze demandes d’expérimentations formulées, dont cinq concernent le champ de la transition écologique. En cause le processus global d’expérimentation, tel qu’il serait suivi par un porteur de projet - collectivités, entreprises", jugé "lourd et incertain" : traitement long des demandes, incertitude quant à la présence d’un véhicule juridique, nécessité d’un changement d’ensemble de la norme afin de satisfaire au principe d’égalité.
Au titre de l’article 37-1 de la Constitution, l’utilisation est beaucoup plus large. Le regard sur ce type d’expérimentation porté par l’État montre un contraste avec celui consacré aux initiatives législatives et réglementaires portées par les collectivités. Un rapport du Conseil d’État de 2019 recense 269 utilisations entre 2003 et 2019, dont 76 propres aux politiques portées par le ministère de la Transition écologique. D’autres sont venues s’y ajouter depuis. La loi 3DS en intègre de nombreuses : adaptation de la procédure de délivrance de l’autorisation d’exploitation commerciale ; changements sur les taxes perçues par les établissements publics territoriaux de bassin ; mise à disposition des régions d’autoroutes et de routes non concédées du réseau national routier.
"L’expérimentation gagnerait à être assise sur un processus institutionnel plus solide, avec une meilleure publicité donnée aux initiatives ou aux projets", plaide le rapport. S’il existe un encouragement fort à l’expérimentation porté par le gouvernement - en particulier via France expérimentation - la dynamique bute régulièrement sur la disponibilité d’un vecteur législatif. C’est pourquoi, la mission propose d’inscrire dans le calendrier un projet de loi portant diverses dispositions expérimentales, à fréquence annuelle ou semestrielle pour donner aux collectivités "une visibilité accrue sur la faisabilité de leurs idées et plus pragmatiquement de porter le processus jusqu’à son terme dans la loi". Le rapport recommande en outre la réalisation, sous l’égide des préfets, de concertations locales de dialogue État-collectivités, afin de faire remonter des simplifications normatives.
Différenciation : une fausse bonne idée
Près de trois ans après l'entrée en vigueur de la loi 3DS, les propositions de différenciation émanant des collectivités sont peu nombreuses, le concept étant jugé "trop complexe" et "mal connu". Une incompréhension entoure tout particulièrement la notion de différenciation, qui n’est pas un nouveau mécanisme juridique facilitant les projets, mais seulement une faculté de proposition s’insérant dans l’ordre juridique existant structuré, là encore, par le principe d’égalité, explique le rapport.
Loin de s’arrêter au pouvoir de proposition de différenciation prévu par la loi 3DS, dont l’apport juridique est "peu significatif", l’expérimentation, la délégation de compétences, l’adoption de lois spécifiques à une catégorie de territoires ou encore, la dérogation du préfet, répondent également à l’aspiration de nombreuses collectivités à disposer de marges de manœuvres, souligne la mission. "La différenciation est une idée séduisante mais qui ne semble pas être la réponse la plus adaptée aux demandes - réelle - de flexibilisation des compétences des collectivités", appuie-t-elle.
Pour conclure, le rapport dessine une voie pour l’adaptation des normes entre ces trois dispositions et le recours à des lois de simplification : "l’écoute par l’État des territoires qui permet ensuite d’identifier et de corriger les imperfections des textes".