Déserts médicaux : il y a encore "des citadelles à vaincre", pour le Sénat

Le nombre de médecins généralistes continuera à diminuer jusqu’en 2028 et les territoires déjà sous-dotés en sont les premières victimes. Dans un nouveau rapport, la commission de l’aménagement du territoire du Sénat fait le point sur les "petits pas" réalisés depuis deux ans et appelle à aller beaucoup plus loin pour renforcer l’accès aux soins, en particulier en introduisant dès maintenant une sorte de contrepartie à la liberté d’installation des médecins et en renforçant de façon importante les délégations de compétences aux infirmiers et aux pharmaciens. 

Deux ans et demi après son rapport dans lequel elle préconisait une série de mesures pour éviter une "décennie noire" de l’accès aux soins (voir notre article), la commission de l’aménagement du territoire du Sénat exerce son "droit de suite" en adoptant un nouveau rapport d’information sur les déserts médicaux. 

Que s’est-il passé depuis deux ans ? Sans surprise, "l’offre de soins en France s’est encore dégradée", a indiqué le rapporteur Bruno Rojouan (LR, Allier), le 13 novembre 2024 lors d’une conférence de presse. "Près de sept millions de Français sont aujourd’hui sans médecin traitant", estime le sénateur. Avec 2.500 médecins généralistes en moins en deux ans, la France est passée sous la barre des 100.000 généralistes en activité en 2024 (99.500 exactement). "Les projections indiquent une poursuite de cette diminution jusqu’en 2028, avec l’atteinte d’un seuil critique de 92.500 praticiens", selon le rapport. La "décennie noire", dans laquelle nous sommes bel et bien entrés, résulte d’un décalage temporel entre la vague des départs à la retraite (31% des médecins généralistes ont plus de 60 ans en 2024, contre 24% en 2018) et l’arrivée d’effectifs supplémentaires du fait de la fin du numerus clausus décidée en 2020. 

Et "le choc d’offre tant attendu n’a pas eu lieu", s’alarment les sénateurs, considérant que la hausse de 17% des effectifs en deuxième année de médecine mise en œuvre entre 2020 et 2024 (principalement avant 2022) est encore "insuffisante pour répondre aux besoins futurs de soignants". "En pharmacie et maïeutique, le manque de lisibilité et la complexité de la réforme ‘PASS-LAS’ ont engendré une diminution des lauréats", alertent-ils également.

Quatrième année territorialisée de l’internat en médecine : une réforme à réussir avec les collectivités

Issues des lois Rist et Valletoux de 2023 et des lois de financement de la sécurité sociale (LFSS) 2023 et 2024, des "avancées" ont été cependant saluées, en termes de durcissement du cadre de régulation des installations des masseurs-kinésithérapeutes et de l’entrée des chirurgiens-dentistes dans ce cadre de régulation (qui concerne aussi de longue date les sages-femmes, les infirmiers et les pharmaciens), de délégations de compétences faites aux pharmaciens et aux infirmiers (dont la possibilité pour ces derniers d’établir un certificat de décès), de déploiement d’assistants médicaux pour alléger les médecins de la charge administrative (6.700 contrats signés en août 2024, la cible était de 10.000 pour 2024) et d’accès direct aux masseurs-kinésithérapeutes ("mais ça ne touche qu’un petit pourcentage de 5%" du fait des conditions actuelles, selon le rapporteur) – autant de "petits pas" reconnus, même si le rapporteur appelle à "aller beaucoup plus loin". 

"L’élément phare de ces deux ans, c’est la quatrième année d’internat pour les étudiants en médecine généraliste", met en avant le sénateur. "On a besoin des collectivités territoriales à nos côtés pour réussir cette territorialisation", poursuit Bruno Rojouan, indiquant que 3.900 médecins, "stagiaires mais qui peuvent prescrire", devront en 2026-2027 "faire cette année prioritairement dans les territoires dits sous-denses". Le rapporteur estime nécessaire de préparer l’accueil de ces étudiants d’un point de vue logistique (logement, indemnités de déplacement…) et de veiller à ce que ces jeunes internes aillent bien dans les territoires sous-dotés et prioritairement en médecine de ville. 

Médecins : conditionner toute nouvelle installation en territoire "bien doté" à un exercice partiel dans un territoire sous-dense

Ces nouveautés, notamment les délégations, doivent être mieux connues pour "rentrer petit à petit dans les habitudes des patients en France", selon le rapporteur. Mais des étapes supplémentaires doivent être franchies, notamment en termes de régulation. "A un moment ou à un autre, il va falloir réguler l’installation des médecins sur le territoire", affirme Bruno Rojouan. Il ajoute que, dans un contexte de baisse du nombre de médecins, "vouloir réguler aujourd’hui la totalité du système d’implantation en France serait une folie". Le rapport préconise donc d’y aller progressivement, de commencer par une dose mesurée de contrainte, et plus précisément "de mettre fin à la liberté totale d’installation en France en conditionnant toute nouvelle installation dans des territoires qui sont les mieux dotés à un exercice partiel dans un territoire qui est sous-dense – une forme de consultation dans un cabinet secondaire". Pour y parvenir, un système d’auto-gestion, sur le modèle allemand, pourrait être envisagé dans un premier temps – et, en cas d’échec, le système serait mis en place par la loi. 

Un autre "tabou" à franchir consiste à aller plus loin dans les délégations de compétences, poursuit le sénateur, qui plaide pour l’examen prochain de deux grandes lois infirmiers et pharmaciens. Pour les prochaines années, "nous n’avons pas le choix", insiste Bruno Rojouan. 


Un quota d’étudiants en médecine issus de territoires sous-dotés

En matière de téléconsultation, "la cible est complètement ratée", estime-t-il, puisqu’elle bénéficie actuellement d’abord à des patients urbains de territoires relativement favorisés. Le rapport préconise notamment de restreindre les aides à l’installation et au fonctionnement des cabines de téléconsultation "aux seules pharmacies des territoires sous-dotés", cela pour soutenir "l’attractivité" de ces pharmacies et éviter que ces dernières ne ferment au moment d’un départ à la retraite.  

Parmi les autres propositions, les sénateurs appellent à réserver, dans la sélection des étudiants en médecine, un quota aux lycéens issus de zones sous-dotées et à organiser des modalités de soutien à ces étudiants pour leur permettre d’aller au bout de ces études dans de bonnes conditions. Il s’agit aussi de "sortir d’une approche ‘CHU centrée’ et d'accepter d’installer des antennes de facultés de médecine dans des villes moyennes, à proximité des zones sous-denses", ajoute le rapporteur.

Les sénateurs préconisent également d’"accélérer le déploiement des guichets uniques départementaux d’accompagnement à l’installation des professionnels de santé et [de] systématiser l’implication des collectivités territoriales dans leur fonctionnement". 

A partir de ce rapport, une proposition de loi sénatoriale pourrait être déposée début 2025. La commission de l’aménagement du territoire a également validé le principe d’un rapport d’actualité qui serait préparé tous les deux ans, pour maintenir la pression sur ce sujet. 

"Nous avons de véritables citadelles à vaincre pour arriver à ce que nous souhaitons", conclut Bruno Rojouan, rappelant que la santé apparaît dans les sondages, avec le pouvoir d’achat, comme l’une des deux premières préoccupations des Français.