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Dématérialisation des services publics : le Défenseur des droits contre le "tout numérique"

Si la dématérialisation des services publics permet d'améliorer l’accès aux services publics pour une majorité d’usagers, elle conduit à en exclure d’autres. Bien souvent les plus en difficulté, les moins équipés, les plus précaires, regrette le Défenseur des droits dans son rapport présenté ce 17 janvier.  Maintenir une voie papier et téléphonique, identifier et accompagner les publics en difficulté figurent parmi les principales recommandations du Défenseur des droit qui s’oppose donc au principe du "tout numérique".  

Monsieur X a été radié de Pôle emploi en raison de deux absences à des rendez-vous avec son conseiller. Or Monsieur X réside en zone blanche et n'a jamais reçu les mails de convocation ni les sms sur son portable. Le risque de "fracture numérique", particulièrement évident dans les 541 communes classées en "zone blanche", dépourvues de toute connexion à internet, est l'un des risques majeurs pointé par le Défenseur des droits, autorité indépendante notamment chargée de veiller au respect des droits et libertés par l'administration, dans son rapport présenté ce 17 janvier 2019.

Pour mémoire, en 2017, 12% de la population de plus de 12 ans ne se connecte pas. Un tiers des Français - soit 18 millions de personnes - ne s’estiment pas compétents sur un ordinateur. Ces chiffres du baromètre numérique du Credoc 2018 (1), ont été cités par le président de l’institution depuis 2014, Jacques Toubon, afin de faire prendre conscience de la nécessité d'accompagner certains usagers, dans un contexte de dématérialisation généralisée. Le gouvernement s'est en effet fixé pour objectif de dématérialiser l'intégralité des services publics à l'horizon de 2022 dans le cadre de son programme "Action publique 2022", lancé en 2017. "Cet objectif ne pourra être atteint si la dématérialisation se fait à marche forcée", estime le Défenseur des droits. "Les effets de la dématérialisation pourraient conduire à exclure encore davantage de personnes déjà exclues, à rendre encore plus invisible ceux et celles que l’on ne souhaite pas voir", prévient-il. 

Risque de transfert vers des services privés payants

De fait, dans un pays où l'on consacre 1h50 par mois aux démarches administratives, comment franchir le cap lorsqu'on n'a pas d'ordinateur, comme 19% des Français, ou d'accès à internet ? Un couple de personnes âgées en Guadeloupe, cité dans le rapport, n'a jamais pu consulter la notification de suspension de son allocation aux adultes handicapés, et les deux personnes âgées de 75 et 86 ans n'ont donc pas pu formuler de recours à temps. L'exclusion d'un service public, c'est "un échec pour notre démocratie, et pour l'État de droit", estime le Défenseur. "Le programme d'inclusion numérique de Mounir Mahjoubi - qui vise à ce que les usagers développent des compétences numériques - n'est pas à la hauteur du problème !", prévient Jacques Toubon. Le risque, c'est que les demandes d'accompagnement soient transférées vers des associations ou pire, des services privés payants, "qui peuvent réclamer jusqu'à 300 euros pour une démarche administrative", dénonce Jacques Toubon. "Le recours aux services privés, c'est d'ailleurs ce qui s'est passé pour beaucoup, lors de demandes de cartes grises ou de permis de conduire, lorsque le plan Préfectures nouvelle génération (PPGN) a fait basculer du jour au lendemain, le 6 novembre 2017, vers une numérisation totale des services, alors que le nouveau site était "sous-dimensionné", regrette l'autorité. La bascule a entraîné une pagaille totale - qui n'est d'ailleurs à ce jour toujours pas résorbée - au sein des services qui n'ont pas su gérer ce changement précipité. 'Il faut faire des tests progressifs", a martelé le Défenseur. C’est l'une des clés pour permettre de "progresser dans la relation de compréhension entre l'usager et l'administration", estime-t-on dans le rapport. "Il faut anticiper, identifier les publics à soutenir, mettre en place des points numériques mais pas dans l'urgence", poursuit le Défenseur des droits. 

Maintien d’une voie papier et téléphonique 

L'autre clé d'une transformation numérique réussie consiste, d'après le rapport, à maintenir une voie papier et téléphonique. Elle s'inscrit donc à l'encontre du principe même du "tout numérique" préconisée par le gouvernement. Une autre piste serait de maintenir un réseau de Maisons de services au public (MSAP) qui soient davantage que "de simples lieux d’accueil" mais de "vraies MSAP" : des antennes centralisant du personnel qualifié capable de répondre aux questions des usagers.
Sur les 150.000 demandes traités cette année par l'institution et ses 500 délégations territoriales, deux tiers correspondent à "de vraies réclamations" mais un tiers sont "plutôt des demandes d'accueil et d'orientation", constate le Défenseur.
Le rapport préconise donc d'identifier et d'accompagner les personnes en difficulté, ainsi que les personnes handicapées, les majeurs protégés sous tutelle, les détenus. Parfois, les situations sont tout simplement kafkaïennes : comme pour ce détenu à qui l'on demande une photo d'identité, omettant, peut-être, qu'il n'y a pas de cabine photographique en prison. "Il existe un référentiel général d’accessibilité pour les administrations qui est très bien fait ; il doit être appliqué !", encourage le Défenseur des droits.

Deux clauses de protection

Le rapport défend enfin l'idée deux clauses de protection. La première permettrait à l'usager de ne pas être tenu pour "responsable" en cas de problème technique. "C'est ce qui équivaut au droit à l'erreur dans la loi Essoc", précise Le Défenseur, illustrant la situation par l'exemple d'une femme qui, au moment de remplir son compte pénibilité, commet une erreur, s'en aperçoit tout de suite mais se heurte au refus l'administration de rectifier, sous prétexte que "le système ne permet pas de correction". Absurde ! 
L’autre obligation consisterait en une obligation pour l'administration qui se "dématérialise" à repérer et accompagner les personnes en difficulté, préalablement et "non dans l'urgence, comme ça s'est passé lors de la migration du site pour les permis de conduire et les cartes grises", cite encore le Défenseur qui érige cette expérience en contre-exemple absolu. 

(1)  Baromètre du numérique 2018