Dans les quartiers populaires, le travail ubérisé bouscule les professionnels de l’accompagnement des jeunes

Un quart des livreurs et un cinquième des chauffeurs VTC exerçant leur activité via une plateforme sont des habitants des quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV). Un phénomène déconcertant pour les missions locales et autres acteurs de l’accompagnement des jeunes. Un rapport de recherche a récemment été publié sur ce sujet.  

Réalisé avec le soutien de l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep), un rapport de recherche récemment publié (1) porte sur "l’essor du travail ubérisé dans les QPV" (quartiers prioritaires de la politique de la ville) et sur la façon dont les professionnels de l’accompagnement des jeunes appréhendent ce phénomène. 

Les travailleurs des plateformes sont en effet surreprésentés dans les quartiers populaires. Parmi les quelque 170.000 livreurs exerçant par le biais d’une plateforme au 1er janvier 2022, "près d’un sur quatre (24%) réside dans un QPV", observent les chercheurs. Quant aux chauffeurs de VTC (environ 53.000 en activité à la même date), "près d’un sur cinq (19 %) vit dans un QPV". 

"La croissance de ces activités a connu une accélération exponentielle avec la pandémie du Covid, plus encore dans les QPV que dans les autres quartiers s’agissant des livreurs", est-il souligné. Dans certains quartiers, la part des livreurs dans la population active atteint un niveau très important : c’est le cas dans un quartier de Saint-Herblain (Loire-Atlantique), où le rapport est d’un livreur pour trois travailleurs (32%), ou encore de quatre livreurs pour dix hommes qui travaillent (41%). Il est en effet rappelé que ces activités (livreurs et chauffeurs VTC) sont très majoritairement exercées par des hommes. 

Le travail ubérisé n’est "légitime" ni dans le monde du salariat, ni dans celui de l’entrepreneuriat 

S’il est massif, ce phénomène d’emploi ubérisé est difficilement appréhendé par les acteurs de l’accompagnement des jeunes. Les chercheurs ont réalisé des entretiens avec deux types de professionnels : d’une part les "acteurs historiques", et en particulier les missions locales, qui se concentrent sur l’accès des jeunes à un emploi salarié, et d’autre part les antennes locales des réseaux d’aide à l’entrepreneuriat (BpiFrance, Adie, BGE…) – un tissu d’acteurs "monté en puissance avec l’encouragement croissant au développement de l’entrepreneuriat dans la politique de la ville". 

Or, "l’emploi ubérisé n’apparait légitime dans aucun des deux mondes professionnels : il fait figure de salariat déguisé dans le monde de l’insertion et d’entrepreneuriat dévoyé chez les spécialistes du sujet", soulignent les chercheurs. "Pour tous, il s’apparente ensuite à une économie de prédation et un opportunisme de la misère", ajoutent-ils. Généralement, les jeunes travailleurs des plateformes ne se tournent pas vers ces acteurs. Mais lorsque la situation se présente, les professionnels de l’accompagnement sont "dans l’embarras", doivent "’bricoler’ et improviser faute de disposer d’outils d’accompagnement adéquats". Le suivi de ce public serait ainsi perçu "comme une activité à la marge, qui relève moins de leur ‘cœur de métier’ que de la vocation ‘sociale’ qu’ils associent à leur mission". 

Réinterroger la notion d’"employabilité" des jeunes de quartiers populaires

L’approche générale semble donc teintée de misérabilisme, les professionnels de l’accompagnement étant pourtant "amenés à reconnaitre l’importance des compétences que les jeunes mobilisent dans ces emplois" : compétences sociales (lien au client), de gestion (entreprise), techniques et liées à l’entretien des véhicules… Des compétences qui [contredisent] "la présomption d’inemployabilité qui fonde l’intervention des professionnels et, plus largement, les représentations dominantes sur les jeunes des quartiers populaires face à l’emploi". Les chercheurs interrogent donc la façon dont ce phénomène d’ubérisation peut permettre "de poser un regard différent sur l’employabilité des jeunes de quartiers populaires". 

Utilisant des termes qui sont loin d’être neutres (parlant des "minorités racisées" comme "principal vivier de recrutement d’une économie qui prospère sur une main-d’œuvre corvéable et à bas coût", ou encore du "caractère extrêmement ségrégatif, au plan ethnoracial, des activités ubérisées"), les chercheurs considèrent que "la quasi-absence de barrières à l’entrée et le guidage algorithmique de chacun des gestes de l’opérateur" expliquent la sur-représentation de personnes immigrées ou issues de l’immigration dans ces activités. Le travail ubérisé serait, pour des personnes arrivées récemment en France comme pour des "travailleurs issus de flux d’immigration plus anciens", une manière de "contourner les obstacles auxquels elles se heurtent sur le marché du travail ordinaire", y compris des faits de discrimination. Il est dommage que des jeunes concernés n’aient pas été interrogés dans le cadre de cette recherche, cela aurait probablement permis de mettre en avant une diversité de parcours et de positionnements par rapport au travail exercé via les plateformes.

 

  1. Cortesero R., Kirszbaum T., 2024, Les professionnels de l’accompagnement des jeunes face à

l’essor du travail ubérisé dans les QPV, INJEP Notes & rapports