Régulation du "quick commerce" : "Il faudra rester très vigilant"
Alors que l'essor du "quick commerce" s'est autorégulé par la loi du marché, avant même l'entrée en vigueur du décret du 23 mars, deux députées invitent à la "vigilance". Dans un rapport d'information présenté le 3 mai, elles pointent un modèle économique par nature "déficitaire", peu regardant sur les droits des livreurs et générateur d'"externalités négatives" (nuisances, déchets...). Elles formulent 24 propositions visant notamment à accentuer les contrôles.
Aussitôt livré, aussitôt parti… C'est un peu le sort des acteurs du "quick commerce" qui ont connu un éphémère engouement à la faveur de la crise sanitaire et des confinements successifs, avec la promesse d'une livraison express de courses ou de repas en moins d'un quart d'heure. "Dark stores", "dark kitchens" ou encore "drives piétons"… ces enseignes de l'ombre se sont fait une place dans le langage routinier des habitants des métropoles. Mais face à la pression des élus de grandes villes, dénonçant parfois cette "économie de la flemme" et craignant pour la diversité commerciale de leurs centres, le gouvernement s'est décidé à publier un décret et un arrêté, le 24 mars, pour considérer ces locaux non plus comme des commerces à part entière mais comme des entrepôts, permettant ainsi une régulation par le biais des plans locaux d'urbanisme. Les mairies seront désormais en capacité, "à droit constant ou en adaptant leurs documents d’urbanisme, de déterminer les secteurs d’implantation au sein desquels les dark stores et les dark kitchens sont autorisés, interdits ou soumis à condition", s'était alors félicitée France urbaine (voir notre article du 24 mars 2023).
Avant même l'entrée en vigueur de ces textes au 1er juillet 2023, le quick commerce se trouve en proie à de profondes mutations, sous le double effet de la sortie du contexte de la crise sanitaire, rattrapée par celui de l'inflation et du renchérissement du crédit. Reposant sur un modèle économique bancal, le secteur s'est ainsi considérablement rétréci par le jeu des absorptions-acquisitions. Sur les neuf acteurs des darks stores recensés en 2022, il n'en reste plus que deux et aucun n'est français : Getir et Flink. Même si les enseignes de la grande distribution proposent leurs propres services. L'exemple de Getir est symptomatique. Arrivé en trombe en 2021, le géant turc est aujourd'hui lui-même en difficulté, après avoir avalé plusieurs de ses concurrents (Gorillas France et Frichti). Mardi 2 mai, le tribunal de commerce de Paris a prononcé le placement en redressement judiciaire de sa filiale française Getir France qui a trois mois pour prouver un modèle économique durable…
L'effervescence du secteur avait conduit la commission des affaires économiques à installer une mission d'information en septembre dernier. "L'euphorie des débuts, marquée par une croissance exponentielle et des investissements majeurs est désormais largement retombée et nous pouvons clairement analyser que le quick commerce est un marché de niche exclusivement urbain et qui concerne essentiellement un public de jeunes individus de 25 à 35 ans", ont fait observer les députées Anaïs Sabatini (RN, Pyrénées-Orientales) et Maud Gatel (Modem, Paris), lors de la présentation de leur rapport d'information le 3 mai. Il représentait 12% des achats alimentaires livrés à domicile en 2021, avec un pic de 25% en Île-de-France. Son chiffre d'affaires est "assez modeste", avec "une portion infime du marché alimentaire en ligne", a tempéré Anaïs Sabatini, sachant que Paris en occupe près des trois quarts...
Un modèle "foncièrement déficitaire"
Son avenir est encore incertain mais il n'est pas aisé de savoir si ses difficultés actuelles sont passagères ou plus profondes. Toujours est-il que "les activités du quick commerce présentent aujourd’hui un caractère foncièrement déficitaire sur le marché national", insiste le rapport. Les tarifs pratiqués pour les livraisons (2,50 euros a minima) en font une activité à perte. De même que le recours massif aux offres promotionnelles, sous forme de bons d'achats ou de remboursements, pour attirer de nouveaux clients. La part des coupons dans les ventes varie de 30 à 80%, selon les opérateurs et les estimations. Or "il ne paraît pas acquis que les opérateurs parviennent aisément à fidéliser une clientèle assez versatile dans ses pratiques d’achat", considèrent les députées.
L'entrée en vigueur du décret permettra une régulation, mais le secteur sait se montrer "résilient", façon élégante de dire qu'il sait contourner les règles, comme à New York, où "Getir a fait le choix d'ouvrir ses magasins aux clients pour échapper aux interdictions municipales". "Il faudra rester très vigilant aux conditions d'application des textes réglementaires récemment adoptés", considère Anaïs Sabatini.
"Ne pas relâcher la vigilance sur les contrôles"
Les députées s'inquiètent tout particulièrement des "externalités négatives" du quick commerce (troubles du voisinage, abandons de déchets, dégradations) et de son "coût social", sachant qu'il emploie par exemple "jusqu'à 70% de personnes étrangères en situation irrégulière". Plusieurs types de fraudes sont remontés : sous-locations de comptes de livreurs, faux documents, statuts d'autoentrepreneurs délivrés en dépit des règles de titres de séjour… Malgré quelques actions retentissantes (comme la désactivation de 2.500 comptes par Uber Eats), les efforts des plateformes sont "largement insuffisants", celles-ci "se montrent trop passives face à ces fraudes massives", estiment les députées qui proposent de renforcer les sanctions. Certaines propositions ne sont pas cosignées, comme celle de Maud Gatel consistant à demander la révision de la circulaire Valls du 28 novembre 2012 afin de permettre "au cas par cas" l'examen des demandes exceptionnelles de séjour pour les livreurs. Pour Anaïs Sabatini, une telle mesure prête "à débat" et ne "saurait être envisagée que dans le cadre d’une politique plus globale". Plus généralement, la mission considère que les livreurs sont dans une situation très précaire. Elle préconise d'"affermir le droit du travail" en veillant notamment au respect du repos dominical.
"Nous ne considérons pas qu'il faille s'en remettre à la main invisible du marché pour réguler le quick commerce mais qu'il revient au contraire à la puissance publique de faire prévaloir des intérêts supérieurs", a affirmé Maud Gatel, appelant à ne "pas relâcher la vigilance sur les contrôles". La mission recommande de renforcer le travail de la DGCCRF et les contrôles sur la vente d'alcool, interdite aux mineurs. La députée a aussi émis des "inquiétudes" quant à l'application de la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire (Agec) du 10 février 2020. "Rien ne garantit que les services de livraison de produits alimentaires prennent des mesures pour limiter le gaspillage et inciter à une consommation plus susceptible de préserver l’environnement", qu'il s'agisse des invendus ou de produits plastiques, a fait valoir Maud Gatel. Le rapport préconise ainsi de "limiter les déchets à travers le développement de la consigne ; mettre en place un emballage standardisé aux normes environnementales les plus élevées ; faire payer le contenant des plats préparés ; garantir la collecte des anciens contenants". À titre individuel, la députée Modem se montre favorable à recourir aux zones à faible émission (ZFE) pour inciter les services de livraisons à utiliser des véhicules moins polluants.
Proposition n° 1 : Créer un observatoire chargé du suivi des évolutions du commerce de la livraison expresse et des implications de son développement. Proposition n° 2 : Rééquilibrer les rapports commerciaux entre secteur de la restauration et plateformes de livraison par un renforcement de l’information des consommateurs : assurer une plus grande transparence des critères de classement des établissements par les algorithmes ; rendre plus transparente la répartition du financement des promotions entre établissements et plateformes. Proposition n° 3 : Assurer à l’efficacité des dispositions de la "loi LOM" et de la "loi Climat et résilience" relatives au verdissement des flottes des entreprises et des plateformes de livraison : veiller au respect des obligations informatives et envisager des mesures coercitives en cas de non-respect des objectifs. Proposition n° 4 [Mme Maud Gatel] : Assurer une mise en place des zones à faibles émissions (ZFE) de nature à inciter les acteurs du secteur de la livraison à utiliser les véhicules les moins polluants. Proposition n° 5 : Établir ou préciser un standard et des prescriptions minimales relatives aux caractéristiques des véhicules et des équipements de sécurité utilisés par les livreurs. Proposition n° 6 : Favoriser une meilleure prise en compte du coût véritable des livraisons du quick commerce : organiser une information du consommateur à propos du coût réel et des répercussions de la livraison à domicile et interdire l’apposition de la mention "gratuit" ; évaluer la pertinence d’un montant plancher dans la facturation des coûts de livraison aux consommateurs. Proposition n° 7 : Imposer aux services de livraisons de produits alimentaires l’inscription sur leur site internet de mentions lisibles et accessibles permettant un contact direct par voie postale, téléphonique et électronique pour les riverains. Proposition n° 8 : Examiner la possibilité d’instituer une déclaration préalable à l’implantation d’une activité commerciale au sein des locaux d’une copropriété – Imposer l’information du syndic de copropriété à propos de tout changement de situation dans le déroulement de cette activité. Proposition n° 9 : Poursuivre et approfondir le contrôle des activités du quick commerce initié par la DGCCRF, dans le cadre de la coopération entre les services de l’État. Proposition n° 10 : Conforter l'utilisation des contenants alternatifs réutilisables et/ou recyclables pour la livraison de produits alimentaires par des mesures normatives tendant à : limiter les déchets à travers le développement de la consigne ; mettre en place un emballage standardisé aux normes environnementales les plus élevées ; faire payer le contenant des plats préparés ; garantir la collecte des anciens contenants. Proposition n° 11 : Veiller au respect du droit en vigueur en ce qui concerne le traitement des données de géolocalisation des livreurs et des consommateurs. Proposition n° 12 : Veiller au respect du principe du repos dominical dans l’organisation de l’activité des entreprises du quick commerce. Proposition n° 13 : Renforcer les sanctions à l’encontre des plateformes utilisant des personnes en situation illégale. Proposition n° 14 [Mme Maud Gatel] : Réviser la circulaire Valls afin de permettre la prise en considération de la situation des livreurs indépendants du quick commerce et du secteur de la livraison de manière appropriée. Proposition n° 15 : Renforcer les sanctions pénales encourues par des personnes se livrant à la sous-location de comptes dans le cadre d’une activité de livraison de produits alimentaires. Proposition n° 16 : Développer le recours à des tiers de confiance et généraliser les procédures de tierce déclaration pour l’accomplissement des obligations incombant aux livreurs du quick commerce et des plateformes de livraison. Proposition n° 17 : Conforter le cadre de représentation et de négociations collectives entre les travailleurs indépendants et les plateformes, en stimulant les discussions et s’assurant de la pertinence des critères d’éligibilité. Proposition n° 18 : Travailler à l’établissement d’une convention collective unique pour le commerce de livraison de produits alimentaires à domicile. À défaut, réaliser une clarification des clauses de la convention du commerce à distance et de la convention du transport, susceptibles de régir cette activité. Proposition n° 19 : Garantir les droits des livreurs indépendants par le recours à des dispositifs de portage salarial. Proposition n° 20 : Réviser les documents de planification urbaine afin de tirer les conséquences des précisions apportées par le décret et l’arrêté du 22mars 2023 s’agissant du classement des établissements du quick commerce parmi les destinations du droit de l’urbanisme. Proposition n° 21 : Renforcer l’usage du dispositif créé par la loi n° 2019-1461 du 27 décembre 2019 relative à l’engagement dans la vie locale par une campagne d’information et le relèvement du montant des astreintes pouvant être prononcées. Proposition n° 22 : Examiner la possibilité d’une décentralisation et une dépénalisation des sanctions des infractions au droit de l’urbanisme. Proposition n° 23 : Inscrire le développement du quick commerce dans le cadre des initiatives tendant à l’aménagement d’espaces de logistique urbaine adaptés à un approvisionnement des villes conforme aux exigences de la transition écologique. Proposition n° 24 : Clarifier la notion de cinaspic dans les documents de planification urbaine. |