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Crise sanitaire et coordination entre collectivités et ARS : quel bilan ?

Inadaptées aux besoins des territoires, inaptes à assurer la "logistique du dernier kilomètre", trop administratives, pas assez ouvertes sur le médicosocial... que ce soit du point de vue des départements ou des communes, les agences régionales de santé (ARS) ont, dans leur gestion de la crise sanitaire, une nouvelle fois été la cible de vives critiques ce 28 mai lors d'une visioconférence organisée par la délégation aux collectivités du Sénat. Faut-il décentraliser davantage le secteur de la santé ? Si oui, à quelle échelle ? Ou faut-il plutôt miser sur une déconcentration et un autre équilibre entre l'État, l'assurance maladie et le corps préfectoral ?

Ce jeudi 28 mai, la délégation aux collectivités territoriales du Sénat organisait, sous la présidence de Jean-Marie Bockel, une table ronde en visioconférence sur le thème "La coordination entre les collectivités territoriales et les agences régionales de santé : premier bilan". Un sujet éminemment sensible, tant les élus de terrain multiplient les critiques à l'encontre des ARS depuis le début de la crise sanitaire. Ces critiques étaient d'ailleurs déjà très présentes dans une première table ronde organisée il y a quelques semaines par la délégation sur "Les élus à l'action dans les foyers épidémiques de Covid-19" (voir notre article du 4 mai 2020). Et elles le sont tout autant dans les prises de position des associations de collectivités à propos du Ségur de la santé (voir notre article de ce jour).

Des ARS "trop éloignées pour être agiles"

Lors de cette nouvelle table ronde, les intervenants élus auditionnés par la délégation ont, à nouveau, multiplié les critiques à l'égard des ARS, malgré quelques hommages à la mobilisation de leurs personnels. Pour Frédéric Bierry – président (LR) du conseil départemental du Bas-Rhin et en charge des questions sociales au sein de l'Assemblée des départements de France (ADF) –, le Covid-19 a mis en relief l'inadaptation des ARS aux besoins des territoires. Celles-ci sont en effet jugées "trop éloignées pour être agiles", et plus encore depuis le nouveau découpage des régions. Contrairement au savoir-faire des entreprises, elles ont fait montre d'une incapacité à assurer la "logistique du dernier kilomètre", comme on l'a vu avec la distribution de masques. En outre, les agences sont beaucoup trop tournées vers une approche de contrôle administratif et ne sont pas à même de bien prendre en compte les besoins du médicosocial. Ce sont ainsi, bien souvent, les départements qui ont dû informer les ARS sur la situation au jour le jour dans les Ephad.

De son côté, Dominique Dhumaux – maire de Fercé-sur-Sarthe et vice-président de l'Association des maires ruraux de France (AMRF) – partage l'idée que les ARS n'étaient pas prêtes à gérer une crise sanitaire. Il souligne aussi les liens inexistants avec les ARS, dès lors que la commune ne possède pas d'établissement de soins, et pointe un sentiment d'opacité dans les prises de décisions. Plus largement, il s'étonne que l'État se soit entièrement appuyé sur les ARS, laissant de côté des institutions peut-être davantage adaptées à une situation de crise, comme les zones de défense et de sécurité.

Jean-Louis Thiériot, député (LR) de Seine-et-Marne et ancien président du conseil départemental, considère, lui aussi, que les ARS ne sont pas adaptées à la prise en charge d'une urgence sanitaire de l'ampleur de la pandémie de Covid-19. Elles ont en effet fait preuve d'une incapacité à gérer les flux logistiques, ont éprouvé de grandes difficulté à faire remonter l'information et se sont perdues dans un juridisme permanent et un principe de précaution exacerbé, qui ont entravé les initiatives locales pour répondre à la crise.

Coupables ou boucs émissaires ?

Le son de cloche est assez différent pour les deux experts invités à participer à cette table ronde. Pour Frédéric Pierru, sociologue spécialisé dans les questions de santé et d'action publique, les ARS apparaissent comme des "boucs émissaires", alors qu'elles sont en réalité des "colosses entravés". En effet, elles n'ont jamais eu la main sur la médecine libérale, chasse gardée de l'assurance maladie. Créées par la loi HPST (Hôpital, patients, santé et territoire) du 21 juillet 2009, elles sont le fruit d'un "compromis bancal" entre l'État, l'assurance maladie et le corps préfectoral, qui a très mal vécu leur création. Aujourd'hui, le Covid-19 ne fait que "révéler les malfaçons originelles". Le volet territorial des ARS est tout aussi ambigu : pour Frédéric Pierru, l'objet même de la loi HPST était en réalité, malgré son intitulé, "d'éloigner le régulateur régional de la pression des élus locaux". Depuis, sur cette question de la place des élus locaux, on se laisse abuser par l'usage récurrent du mot "territoire". Le terme est cité 71 fois dans la loi HPST, 106 fois dans la loi Touraine de 2016 et 110 fois dans la loi Buzyn de 2019, sans que les élus soient davantage associés qu'il y a dix ans...

Jean de Kervasdoué, figure incontournable du monde hospitalier (ancien directeur des hôpitaux de 1981 à 1986, professeur au Cnam, économiste de la santé et consultant) resitue la question dans un contexte plus large, marqué notamment par la multiplication des spécialités médicales (220 aujourd'hui contre une dizaine il y a cinquante ans) et le vieillissement de la population. Pour lui, il y a eu une étatisation progressive du système de soins, mais "l'État est entré dans la gestion du système de soins sans s'en donner les moyens". Il s'inquiète aussi de "la folle nébuleuses d'agences de santé".

Décentralisation ou déconcentration ?

Face à ces constats, les échanges avec les sénateurs ont ensuite porté sur les solutions possibles. Pour l'ensemble des élus, la réponse passe nécessairement par une large décentralisation du système de santé et une place essentielle donnée aux collectivités, eu égard au rôle décisif – même s'il est parfois un peu idéalisé – qu'elles ont joué face au Covid-19. Reste à savoir quel est le niveau territorial pertinent. Sur ce point, l'unanimité de départ laisse place à des approches différentes, même si les régions – au même titre que les ARS – semblent relativement hors-jeu compte tenu de la taille qu'elle ont désormais atteinte. Pour Matthieu Darnaud, sénateur (LR) de l'Ardèche, le bon niveau est celui du département, ce qui faciliterait la convergence avec le médicosocial. Mais pour Philippe Dallier, sénateur (LR) de Seine-Saint-Denis, le département ne peut pas être la réponse en Île-de-France, au moins sur la petite couronne, compte tenu de l'imbrication des territoires et des équipements. En attendant, Frédéric Bierry plaide pour une expérimentation de la décentralisation des compétences en matière de santé, comme le propose déjà la future collectivité européenne d'Alsace, qui doit voir le jour le 1er janvier prochain.

Pour Frédéric Pierru en revanche, "l'option de la décentralisation semble difficile", notamment à cause des inégalités territoriales. Il plaide plutôt pour une solution associant déconcentration et unification, avec la fin de la dyarchie entre l'État et l'assurance maladie. Une position partagée par Jean de Kervasdoué, qui estime qu'"on n'est pas prêt à une vraie décentralisation", mais pose deux principes pour une déconcentration réussie : "coller aux territoires" et "avoir un État qui fonctionne". La déconcentration s'entend ici, avant tout, au niveau des ARS : il s'agit en effet de mettre un terme à la concentration quasi-totale des décisions au niveau du siège de l'ARS pour donner davantage de pouvoirs aux délégations départementales. Cette suggestion recueille d'ailleurs aussi l'approbation unanime les élus.

Le Ségur de la santé ne doit pas s'arrêter aux hôpitaux

Autre point qui fait consensus : la nécessité de réformer l'ensemble du système de santé et non pas de se pencher sur les seuls hôpitaux. Sur ce point, le Ségur de la santé, malgré son intitulé, inquiète les participants à la table ronde, car la question de l'hôpital risque fort d'accaparer toute la concertation et les décisions à suivre. Une réflexion plus approfondie apparaît donc nécessaire, de même qu'une remise à plat complète du projet de loi 3D (décentralisation, différenciation et déconcentration), comme le demandent notamment Dominique Dhumaux et Jean-François Husson, sénateur (LR) de Meurthe-et-Moselle.

Enfin, pour tous les participants – et en attendant d'y voir plus clair sur de possibles décentralisations ou déconcentrations –, la crise sanitaire a montré la nécessité absolue de disposer d'un chef de file clairement identifié au niveau local, afin d'assurer l'indispensable coordination des acteurs et de faire l'interface avec les collectivités territoriales. Et, comme lors de la précédente table ronde organisée par la délégation aux collectivités territoriales (voir notre article du 4 mai 2020), la réponse est unanime : compte tenu du fonctionnement en silo des services de l'État, ce rôle doit revenir au préfet, qui doit avoir la main sur l'ARS, au moins dans de telles circonstances exceptionnelles.

 

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