Chute de la demande de soins : vers une autre crise sanitaire ?

Responsables de santé et professionnels s'inquiètent de la chute de la fréquentation des hôpitaux et des cabinets des médecins libéraux, hors Covid-19. Ils craignent que ce renoncement aux soins se révèle dramatique en termes de santé publique.

Depuis le début de la pandémie, tous les responsables de la santé et les professionnels s'inquiètent de la chute de la fréquentation des hôpitaux et des cabinets de médecins libéraux, hors covid-19. Dans un premier temps, ce fort recul a pu être imputé à la déprogrammation volontaire d'opérations ou de soins non urgents. Puis, le confinement, doublé de la peur de la contamination à l'hôpital ou dans le cabinet du médecin, ont pu dissuader de nombreuses personnes de se présenter. Sans oublier la volonté de ne pas surcharger des services et des professionnels de santé mobilisés sur le covid-19. Les conséquences d'une telle situation pourraient se révéler dramatiques en termes de santé publique.

Baisse des consultations de 44% chez les généralistes, 71% chez les spécialistes

Si le phénomène apparaît évident, on manquait toutefois encore d'une mesure précise. C'est désormais chose faite avec les chiffres publiés par Doctolib. La société, qui totalise 100.000 professionnels de santé utilisateurs et 2.000 établissements (dont l'AP-HP depuis mai 2017), est devenue un acteur incontournable dans la prise de rendez-vous médicaux. Les chiffres qu'elle publie sont donc très représentatifs.

Et ces chiffres sont sans appel : entre janvier et avril 2020, le nombre de consultations a chuté de 44% chez les médecins généralistes et s'est effondré de 71% chez les médecins spécialistes. Ce recul est d'autant plus important que les cabinets médicaux sont, pour la plupart, restés ouverts durant la crise sanitaire. La baisse est encore plus spectaculaire chez les autres professionnels de santé, en particulier les chirurgiens-dentistes (-95%), les masseurs-kinésithérapeutes (-96%) et les podologues (-96%). Mais, pour ces professions, l'effondrement de la fréquentation s'explique, contrairement aux médecins, par la fermeture de la quasi-totalité des cabinets. Seuls les infirmiers libéraux ne semblent pas avoir connu de baisse significative de leur activité.

Du côté des patients, Doctolib explique que le nombre de rendez-vous médicaux pris en ligne sur son site a chuté de 66% au cours de la même période, ce qui "s'explique par un phénomène massif de renoncement aux soins de la part des patients". Le sondage réalisé les 14 et 15 avril confirme cette explication : plus d'un tiers (35%) des patients utilisateurs de Doctolib déclarent ainsi avoir renoncé au moins une fois à consulter depuis le début de l'épidémie. Parmi les raisons avancées, 38% citent la peur d'être contaminés, 28% la crainte de déranger leur médecin dans la période d'épidémie et 17% la fermeture du cabinet.

Et même si la libéralisation à marche forcée de la télémédecine (voir notre article ci-dessous du 16 avril 2020) constitue un palliatif – avec par exemple 46% de consultations vidéo supplémentaires chez Doctolib –, elle ne suffit pas à compenser la chute de fréquentation des cabinets médicaux ou paramédicaux.

L'AP-HP appelle les patients à se présenter

La situation n'est pas vraiment meilleure dans les hôpitaux. Même des structures spécialisées non impliquées dans la prise en charge directe du covid-19, comme les centres de lutte contre le cancer (CLCC), constatent un net recul de leur activité. L'Institut Gustave Roussy à Villejuif (Val-de-Marne), premier centre de lutte contre le cancer en Europe, connaît ainsi une chute de 30% de certaines de ses activités.

A l'AP-HP, le nombre d'appendicites prises en charge par cœlioscopie du 15 au 30 mars 2020 a diminué de 35% par rapport à la même période en 2019. De même, au 14 avril 2020, le nombre d'accidents cardiovasculaires accueillis dans les services d'urgence est inférieur de 15% sur les 7 derniers jours par rapport à la même période l'an dernier et celui des cas de colique néphrétique de 23%. Plus largement, au sein des 39 hôpitaux de l'AP-HP, les passages aux urgences ont chuté de 45% pour les adultes et 70% pour les enfants depuis la mi-mars 2020 par rapport à la même période de l'an dernier. Dans un communiqué du 22 avril, l'AP-HP lance un cri d'alarme en proclamant : "Tous les hôpitaux de l'AP-HP sont organisés pour vous accueillir : ne renoncez donc pas aux urgences médicales, ni aux soins courants".

Une inquiétude sur un risque majeur de santé publique

L'ampleur du phénomène est telle qu'elle va bien au-delà du seul report d'interventions ou de prises en charge non urgentes et soulève un sérieux problème de santé publique, dans la mesure où il n'y a aucune raison pour que les problèmes de santé aient diminué à hauteur du renoncement aux soins constaté. Le principal risque est celui de la dégradation de l'état de santé de certains patients : perte de chance par un report excessif d'interventions ou de prise en charge, aggravation de maladies chroniques, décompensation... Ce risque est d'autant plus grand que le contexte du déconfinement ne s'annonce pas vraiment rassurant et que l'épidémie de covid-19 peut reprendre à tout moment. Une hausse des hospitalisations trop tardives et une surmortalité en raison des reports de soins ne sont donc pas à exclure.

Un autre risque pourrait résider dans un brusque afflux de patients après la fin de l'épidémie, ou du moins lorsque les craintes et la crise sanitaire vont s'atténuer quelque peu. Un tel afflux ne manquerait pas de mettre en difficulté des hôpitaux et des soignants épuisés par la lutte contre la pandémie. En médecine ambulatoire, il pourrait se traduire par un allongement des délais – souvent déjà conséquents avant la crise – pour accéder à certains spécialistes. Un allongement des délais qui ne manquerait pas alors d'avoir les mêmes effets délétères que le confinement en matière d'accès aux soins.