Crèches privées : Victor Castanet, auteur du livre "Les Ogres", a été auditionné au Sénat

Devant les sénateurs de la commission des affaires sociales, le journaliste d’investigation a détaillé les dysfonctionnements graves de certains groupes privés de crèches, qu’il décrit dans son livre "Les Ogres" s'appuyant sur de nombreux témoignages et documents. Des dysfonctionnements qui dégradent fortement la qualité d’accueil et expliquent en partie des faits de maltraitance. La "dynamique du low cost" a été rendue possible par "la complicité de nombreuses villes, collectivités territoriales et ministères", dénonce en particulier Victor Castanet. Interpellée également sur l’impact du système de financement sur la recherche d’une maximisation du taux d’occupation, la Caisse nationale des allocations familiales fait valoir des améliorations récentes. Alors qu’une mission d’information sera lancée au Sénat sur les moyens de contrôle des crèches privées, la nouvelle ministre en charge de la petite enfance, Agnès Canayer, a considéré que les situations décrites sont "inacceptables" et elle présentera sans tarder une première feuille de route sur l’accueil du jeune enfant. 

En avril 2023, dans un rapport accablant publié neuf mois après le décès d’une petite fille de onze mois dans une crèche privée à Lyon, l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) avait déjà révélé l’ampleur des problèmes de qualité dans les établissements d’accueil du jeune enfant (EAJE) et des faits de maltraitance (voir notre article). En septembre 2023, quatre journalistes lançaient une alerte centrée sur les crèches privées dans deux livres d’enquête intitulés "Le Prix du berceau" et "Babyzness".

Avec son livre "Les Ogres" paru en cette rentrée, le journaliste d’investigation Victor Castanet va plus loin encore dans la compilation de témoignages accablant certains groupes de crèches privés – en premier lieu People&Baby, mais également La Maison bleue et Les Petits Chaperons rouges. Pour aborder le secteur des crèches qui comporte des similitudes avec celui des Ehpad, le journaliste a adopté la même approche que celle qui a abouti, en 2022, à la publication du livre "Les Fossoyeurs" ayant ébranlé le groupe Orpéa et le secteur en général (voir notre article) : le recueil de témoignages de familles dont l’enfant a été victime de maltraitances, de salariés de terrain (auxiliaires de puériculture en particulier), mais également de responsables régionaux et nationaux de ces groupes, l’accès à des documents confidentiels tels que des business plans et l’analyse de dysfonctionnements multiples – spécifiques à des entreprises ou plus systémiques – qui aboutissent à épuiser les professionnelles et à mettre en danger les enfants accueillis. "La régularité de ces incidents doit nous alerter", a insisté Victor Castanet, le 2 octobre 2024, lors d’une audition par la commission des affaires sociales du Sénat

Crèches en DSP : des prix cassés et des conséquences logiques sur la qualité 

Le journaliste dénonce en particulier ce qu’il appelle "le triomphe du low cost", dont il explique les mécanismes. En 2004, le gouvernement a ouvert le secteur des crèches aux opérateurs privés, en leur octroyant des subventions afin d’encourager la création de places d’accueil de la part de ces entrepreneurs. C’est le début des délégations de service public (DSP) pour un certain nombre de communes qui y voit l’occasion de proposer de nouvelles solutions d’accueil aux familles sans assumer elles-mêmes la gestion du service, à un coût réduit par rapport au prix du berceau municipal (de l’ordre de 7.000 euros contre au moins 10.000 euros) et avec des délais d’ouvertures d’EAJE réduits (moins de six mois contre trois à cinq ans). 

Au départ, "l’opération semble gagnante pour tout le monde", y compris pour le groupe Babilou qui s’est positionné mais, à partir de 2010 et des premiers renouvellements de DSP, les trois autres grands groupes arrivent sur ce marché en cassent les prix, jusqu’à proposer de l’ordre de 4.000 euros par berceau. "Partout en France, des communes, petites ou grandes, de gauche ou de droite, font le choix du moins cher", écrit le journaliste, soulignant que les raisons sont "multiples". 

"'On nous a promis que ce serait comme avant' : ce n’est jamais comme avant", relève Victor Castanet. De telles baisses du prix n’ont que deux effets, a-t-il expliqué : "soit le groupe baisse son niveau de rentabilité (au point de mettre en péril son fonctionnement), soit il baisse sa masse salariale" en diminuant le nombre de postes et/ou en ne remplaçant pas des professionnelles absentes. Interrogés dans le livre, les dirigeants de Babilou expliquent qu’ils ont refusé d’entrer dans cette logique du low cost, arguant qu’ils ne pourraient pas respecter les taux d’encadrement avec une masse salariale réduite à son strict minimum. Ils ont perdu des marchés… avant de renoncer aux DSP et de repositionner leur stratégie sur les crèches d’entreprise.  

Au-delà de l’impact sur le personnel et le taux d’encadrement, diverses dérives liées aux prix cassés sont citées dans le livre : décalage flagrant entre la promesse marketing (repas faits maison et bio, crèche bilingue…) et la réalité (petits pots et couches achetés parfois dans l’urgence par la directrice ou les salariées, notamment parce que des fournisseurs avaient, faute d’être payés, cessé de livrer des crèches du groupe People&Baby).     

Six villes appellent à interdire le low cost

Ainsi, cette "dynamique du low cost" a été mise en œuvre "avec la complicité de nombreuses villes, collectivités territoriales et ministères", dénonce le journaliste, devant certains sénateurs – souvent eux-mêmes anciens élus locaux – un peu heurtés par le contenu de l’audition. "Ce sont les faits qui sont désobligeants à l’égard des maires", répond Victor Castanet à une sénatrice l’accusant d’avoir été désobligeant. 

Dès le 17 septembre, veille de la parution de l’ouvrage, l’Association des maires de France (AMF) avait réagi lors de sa conférence de presse de rentrée, en soulignant "l'attachement des maires à la qualité de l'accueil et leur vigilance face aux dérives" (voir le communiqué). "On sait tous qu’à 5.000 euros il est impossible d’avoir une prestation de qualité, vu les normes d’encadrement", avait notamment relevé Philippe Laurent, maire de Sceaux, estimant que le coût d’un berceau municipal s’élève davantage à 16.000 euros qu’à 10.000 euros. 

Le 24 septembre, lors d’une conférence de presse organisée au Sénat, les élus de six villes – Lille, Versailles, Bordeaux, Lyon, Marseille et Dijon – ont appelé à interdire ce système du low cost en instaurant par exemple des prix plancher. 

Cnaf : le système de financement ne peut "servir de défausse" aux gestionnaires

Le mode de financement des crèches, centré sur la prestation de service unique (PSU) versée par les caisses d’allocations familiales (CAF), est un autre point "central" expliquant les dysfonctionnements constatés, a pointé Victor Castanet dans son livre et au cours de l’auditon. Ce système de financement "à l’heure" conduit les entreprises et leurs responsables de structures à se concentrer à l’excès sur le taux d’occupation, à rechercher en permanence à "boucher des trous" en accueillant des enfants supplémentaires, voire à institutionnaliser une forme de "surbooking". "Cela dégrade les conditions de travail des professionnelles, mais aussi le sens de leur mission (…) et cela va totalement à l’encontre des besoins des enfants qui ont besoin de stabilité avant tout", selon le journaliste, ajoutant qu’il s’agit là d’"un des rares points sur lesquels tous les acteurs sont d’accord". 

Dans un communiqué du 17 septembre 2024, la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) condamne les dérives, tout en indiquant que le financement des CAF ne pouvait "servir de défausse à des gestionnaires qui font le choix de transgresser sciemment les normes d’encadrement applicables au secteur". "Consciente néanmoins de certains effets indirects non souhaités", la Cnaf liste les évolutions apportées au système de financement ces dernières années, dont la suppression des objectifs de taux d’occupation et l’augmentation des financements forfaitaires. 

Contrôles : le secteur marchand "redressé plus fortement que la moyenne"

"Nos contrôles s’intensifient et ciblent particulièrement les dérives de certains gestionnaires", ajoute la Cnaf, chiffres éloquents à l’appui. En 2023, sur près de 2.500 contrôles, 70% ont permis de constater "un écart financier moyen de 14.700 euros à rembourser à la CAF". "Les gestionnaires du secteur marchand sont redressés plus fortement que la moyenne, avec un impact financier de 25.731€ par contrôle, allant jusqu’à 41.122€ pour les crèches du groupe People&Baby. 

Ces données ont le mérite d’être claires sur le fait que davantage de dysfonctionnements financiers sont constatés dans le secteur privé, alors que le rapport officiel de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les crèches concluait au fait que les difficultés des crèches étaient essentiellement d’ordre systémique (voir notre article). Mettant notamment en cause l’ancienne ministre des Familles Aurore Bergé – cette dernière a déposé une plainte en diffamation -, Victor Castanet consacre une partie de son livre à démontrer que le scandale des crèches privées a été en quelque sorte étouffé il y a un an par une habile communication de l'ancien gouvernement et de la Fédération française des entreprises de crèches (FFEC). 

Les situations dans certaines crèches privées décrites dans de récents rapports et enquêtes sont "inacceptables", a réagi le 2 octobre la nouvelle ministre chargée de la Famille et de la petite enfance, Agnès Canayer, interrogée par l’AFP. Consacrant ce 3 octobre son premier déplacement ministériel à la rencontre de différents acteurs de la petite enfance, dans le Maine-et-Loire, la ministre devait se voir remettre par Florence Dabin, présidente du département du Maine-et-Loire et du GIP France enfance protégée, un rapport sur les circuits de signalement de la maltraitance dans les lieux d’accueil du jeune enfant. La ministre annonce qu’elle présentera sous peu "les premiers axes de sa feuille de route sur le sujet de l’accueil des jeunes enfants".

De son côté, à l’issue de l’audition de Victor Castanet, le président de la commission des affaires sociales, Philippe Mouiller a annoncé, le lancement d’une mission d’information qui se concentrera sur les moyens de contrôle. Selon le sénateur, il s’agira en particulier de vérifier, "sur la dimension notamment entrepreneuriale, sur les montages financiers, sur la tarification, si aujourd’hui l’esprit de la loi est respecté" et si de nouveaux "outils" s’imposent.