Démographie - Allongement de l'espérance de vie : un coût de 700 millions pour les départements ?
L'Insee vient de publier son traditionnel bilan démographique annuel. Portant sur l'année 2009, celui-ci confirme un certain nombre de tendances déjà bien installées : bonne tenue de la fécondité (malgré un léger recul du nombre de naissances), poursuite de la croissance naturelle de la population française, accroissement de l'âge moyen au premier mariage et à l'accouchement, faible taux de nuptialité et montée en puissance du Pacs, prédominance des naissances hors mariage...
Une autre donnée tirée de ce bilan devrait intéresser très directement les départements : l'évolution de l'espérance de vie. Selon les estimations de l'Insee, l'espérance de vie à 60 ans serait passée, entre 2008 et 2009, de 22,0 à 22,2 années pour les hommes et de 26,9 à 27,0 années pour les femmes. Convertis en mois, ces chiffres correspondent à une espérance de vie supplémentaire de 2 mois et 13 jours pour les hommes et d'un mois et six jours pour les femmes (chiffres approximatifs compte tenu des arrondis pratiqués par l'Insee). Les femmes étant plus nombreuses que les hommes au-delà de 60 ans (environ 22% si l'on tient compte de la différence d'espérance de vie et en supposant, par convention, un nombre égal d'hommes et de femmes à 60 ans), on peut estimer à environ un mois et demi le gain moyen d'espérance de vie à 60 ans pour les deux sexes.
Trois postes budgétaires concernés
En 2008, les dépenses nettes d'aide sociale des départements en faveur de l'hébergement des personnes âgées étaient de 1,17 milliard d'euros. La durée moyenne de séjour (DMS) en établissement d'hébergement pour personnes âgées (Ehpa) - l'essentiel des dépenses d'hébergement - est, pour sa part, de deux ans et six mois (soit 30 mois). Avec un allongement de cette durée de 45 jours - et toutes choses égales par ailleurs -, la DMS passe à deux ans et sept mois et demi, soit 31,5 mois. Le coût total de prise en charge d'une cohorte complète passe donc de 2,92 milliards d'euros (1,17 / 12 x 30) à 3,07 milliards d'euros (1,17 / 12 x 31,5). Autrement dit, une hausse de 150 millions d'euros, soit +5,1%.
En matière d'allocation personnalisée d'autonomie (à domicile et en établissement), une étude actuarielle de la Drees, portant sur 22 départements et sur les personnes entrées dans le dispositif APA en 2007, fait apparaître une durée moyenne de perception de deux ans et onze mois pour les hommes et de quatre ans et six mois pour les femmes. Compte tenu de la très nette prédominance des femmes parmi les bénéficiaires de cette prestation (en raison de leur espérance de vie plus longue, qui accroît le risque de dépendance), la durée moyenne de perception est de quatre ans pour les deux sexes. La charge nette pour les départements au titre de l'APA était, en 2008, de 4,46 milliards d'euros (5,99 milliards d'euros de dépense totale nette, moins 1,53 milliard d'euros de concours de la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie). Avec un allongement de 45 jours de l'espérance de vie à 60 ans - et toujours toutes choses égales par ailleurs -, la charge supplémentaire sur la durée de prise en charge d'une cohorte complète passerait de 17,84 milliards d'euros (4,46 milliards que multiplient 4 ans) à 18,39 milliards d'euros (4,46 / 12 x 49,5), soit une hausse de 550 millions d'euros (+3,1%).
Pour être complet, on peut appliquer, par convention, une hausse similaire sur les 150 millions d'euros d'"autres dépenses" d'aide sociale départementale aux personnes âgées. Celles-ci correspondent essentiellement aux dépenses d'aide à la personne (dont l'allocation compensatrice aux personnes âgées, en voie d'extinction), pour lesquelles il n'existe pas de statistiques sur les durées de perception. L'allongement de 45 jours de l'espérance de vie à 60 ans aurait pour effet de majorer la dépense correspondante d'environ 5 millions d'euros. Au final, cet allongement pourrait donc représenter une dépense supplémentaire pour les départements, sur la "durée de vie" d'une cohorte, de 705 millions d'euros (150 millions pour l'hébergement, 550 millions pour l'APA et 5 millions pour les autres dépenses).
Réalité ou fiction ?
Les départements doivent-ils s'affoler pour autant et se mettre à chercher frénétiquement des gages budgétaires et/ou des recettes supplémentaires ? Oui... et non !
Non, parce que les calculs ci-dessus sont largement théoriques. D'abord, parce que l'allongement de l'espérance de vie joue sur des flux et non pas sur des stocks. Autrement dit, son effet - qui est bien réel et influe sur de nombreux autres aspects, à commencer par l'équilibre des régimes de retraite - ne se fera sentir que progressivement. Les personnes vivant en Ehpa et qui ont aujourd'hui 84,2 ans (l'âge moyen des résidents) ne gagneront pas d'un coup 45 jours de durée de vie supplémentaire par la grâce d'une publication de l'Insee !
Non, parce que le "toutes choses égales par ailleurs" des mathématiciens et des statisticiens est un pur postulat. De nombreux facteurs peuvent en effet amplifier ou, au contraire, contrecarrer les effets de l'augmentation de l'espérance de vie à 60 ans. Quelques exemples suffisent à le prouver.
Ainsi, la durée moyenne de séjour en Ehpa a aujourd'hui plutôt tendance à diminuer. Elle était de deux ans et huit mois en 2003, contre deux ans et six mois aujourd'hui. Un phénomène qui s'explique par l'augmentation de l'âge d'entrée en établissement : depuis 2003, celui-ci est passé de 83,2 à 83,5 ans (voir notre article ci-contre du 31 août 2009). On pourrait donc assister à une sorte de "course-poursuite" entre une espérance de vie qui s'allonge et un âge d'entrée en Ehpa qui recule, avec pour effet une neutralisation réciproque.
L'activation des politiques de maintien à domicile, la transformation des modes de solidarités familiales ou même l'évolution des revenus des personnes âgées sont aussi des facteurs qui ont un impact sur les effets de l'allongement de l'espérance de vie à 60 ans. Rien ne permet d'ailleurs d'affirmer que celle-ci continuera de croître au même rythme sur le long terme, même si la tendance semble aujourd'hui bien installée. Enfin, le cadre juridique n'est pas figé. La mise en place du cinquième risque et l'intervention accrue de systèmes assurantiels ne manqueraient pas de changer la donne financière.
De bonnes raisons
Pourtant oui, les départements ont de bonnes raisons de se préoccuper de cette donne démographique. L'allongement de l'espérance de vie à 60 ans - et, plus largement, le vieillissement de la population - sont engagés depuis de nombreuses années et pèseront nécessairement sur les coûts de prise en charge. Leurs effets seront d'autant plus sensibles pour les départements que ces derniers financent à la fois l'hébergement et le maintien à domicile et ne bénéficient donc que très partiellement des possibles effets de substitution : pour l'APA, le montant moyen du plan d'aide à domicile est de 494 euros par mois (dont 406 à la charge des départements) et celui du tarif dépendance en établissement de 461 euros par mois (dont 307 à la charge des départements). Le fait que les départements prennent aussi en charge les frais d'hébergement en Ehpa des personnes âgées à faibles ressources rend toutefois plus intéressant - d'un point de vue financier, mais aussi humain - l'investissement dans le développement du maintien à domicile. Mais, dans les deux cas, les départements seront confrontés à l'augmentation des coûts de prise en charge de la dépendance, dont toutes les études prospectives montrent qu'ils atteindront leur apogée dans la période 2030-2050.
Dans son rapport d'étape, la mission commune d'information du Sénat sur la prise en charge de la dépendance et la création du cinquième risque évaluait à 18,96 milliards d'euros, en 2008, l'effort public en faveur des personnes âgées en perte d'autonomie (voir notre article ci-contre du 9 juillet 2008). Les départements en financent environ 20% (4,2 milliards d'euros, dont 3,02 milliards au titre de l'APA), l'assurance maladie 60%, la CNSA 15% et l'Etat 5%. La mission estime que le coût de la prise en charge des personnes âgées en perte d'autonomie devrait croître de 50% à l'horizon 2025, soit une dépense totale de l'ordre de 28,5 milliards d'euros (en valeur constante). Si le cadre juridique reste inchangé, la part incombant aux départements serait donc d'environ 5,7 milliards en euros constants. Ainsi, quels que soient l'approche statistique et les débats théoriques, les conseils généraux doivent s'attendre à une forte progression de leurs dépenses liées à la dépendance dans les quinze prochaines années. Mais cela, les départements le savaient déjà...
Jean-Noël Escudié / PCA