Valérie Barthez, directrice des Éditeurs d'éducation : "Il est inutile de créer une labellisation des manuels scolaires"

Le 5 décembre 2023, Gabriel Attal, alors ministre de l'Éducation nationale, annonçait la mise en place d'une labellisation des manuels scolaires. Alors que la publication de l'arrêté organisant cette labellisation est "imminente" (lire encadré sous notre entretien), Valérie Barthez, directrice de l'association Les Éditeurs d'éducation, qui regroupe trente-et-un éditeurs scolaires, fait le point sur ce dossier. 

Localtis - Quelle est la position de votre association sur le projet de labellisation des manuels scolaires ?

Valérie Barthez - Le premier point est que nous n'avons pas du tout été informés en amont de l'annonce de Gabriel Attal, alors que nous avons beaucoup d'échanges avec le ministère de l'Éducation nationale, dont nous nous considérons comme des partenaires. Ce que nous disons depuis six mois est que tout ça est inutile. Si l'objectif est de vérifier que les ressources mises à disposition des enseignants et des élèves sont de qualité, et avant tout conformes aux programmes, il existe d'ores et déjà un système vertueux qui nous semble suffisant.

Sur quels mécanismes ce système repose-t-il aujourd'hui ?

Cela débute évidemment par la publication du programme par le ministère. Ensuite, les éditeurs travaillent à l'édition des manuels avec un groupe d'enseignants-chercheurs, de formateurs, d'enseignants de terrain, parfois des inspecteurs, qui prennent en compte toutes les avancées de la recherche didactique et disciplinaire. Il y a ensuite la publication, puis le fameux choix par les enseignants dans l'exercice de leur liberté pédagogique, inscrite dans le Code de l'éducation. Les enseignants choisissent les manuels en fonction des besoins de leurs classes, et la variété des ressources de l'édition scolaire française leur permet de trouver la meilleure ressource pour enseigner dans un certain type de classe. Si l'objectif était vraiment la conformité aux programmes et, peut-être, à certains principes d'égalité et de diversité, ce qui est évidemment pris en compte dans les manuels, il nous semble inutile de créer un dispositif qui va être contraignant, sachant que parallèlement, le ministère dit que le label ne sera pas obligatoire.

Dans son annonce, Gabriel Attal a évoqué l'exemple portugais. Qu'en est-il de la labellisation dans les pays voisins ?

Au Portugal il existe effectivement un système de labellisation assez strict et obligatoire. L'Allemagne a un système de labellisation dû à l'existence de Länder, qui sert à vérifier que le programme national est bien appliqué. La Belgique a mis en place il y a une quinzaine d'années un système de labellisation assez proche de ce que veut faire le gouvernement, mais obligatoire, et cela n'a pas du tout fonctionné. La Belgique est revenue à un principe qui nous semble une idée pour la France : une liste de manuels publiée sur internet, pour lesquels les éditeurs certifient sur l'honneur qu'ils sont conformes aux programmes et au respect de principes d'égalité et de diversité, sachant que des contrôles a posteriori sont effectués. Un éditeur belge m'a confié qu'en dix ans de mise en œuvre de ce dispositif, aucun des manuels contrôlés n'a été retoqué. 

Quelles sont vos craintes si une labellisation des manuels devait être mise en place ?

À ce jour, nous ne connaissons pas les critères du CSEN (Conseil scientifique de l'Éducation nationale). Si c'est la conformité aux programmes, encore une fois, tout va bien. Tous les manuels sont conformes et pourront être labellisés. Il n'y aurait pas de sens pour un éditeur à publier un manuel non conforme qui ne serait jamais choisi par un enseignant. Le risque est de restreindre l'offre en posant des critères trop restrictifs. La recherche scientifique dit parfois une chose, mais d'autres chercheurs peuvent dire autre chose. La crainte est donc de voir des critères se refermer autour d'une méthode ou d'un type de manuels et d'écarter les autres. Ce serait très dommageable dans une société démocratique.

Y a-t-il eu des manuels scolaires qui ont posé problème ces dernières années?

Étant donné qu'il n'y a pas de contrôle actuellement, le problème ne se pose que devant les enseignants. Il a pu arriver que des manuels ne soient pas prescrits par des enseignants. L'éditeur se dit alors qu'il n'est pas bon et, soit l'abandonne, soit l'améliore l'année suivante en fonction des critiques qui lui sont remontées.

Quel est le rôle des collectivités, qui achètent les manuels scolaires ? Y a-t-il parfois des conflits entre collectivités et enseignants, ne serait-ce qu'au regard des prix des livres ?

À ma connaissance, il n'y en a pas. Je n'ai jamais entendu parler de problème autour du prix ou des contenus des manuels. La difficulté qu'on a eue, alors que Gabriel Attal a déclaré qu'il voulait un manuel dans les mains de chaque élève au primaire, est que, depuis 2016, date de la dernière réforme des programmes en primaire, les mairies ont sans doute moins équipé les élèves de manuels à jour, non par rapport aux programmes mais vis à vis des recommandations émanant de divers guides publiés par le ministère. Or, les mairies n'y voyant pas une réforme des programmes, n'ont pas mis à disposition les budgets nécessaires pour acheter des ouvrages à jour de ces recommandations. Le gouvernement a annoncé le refinancement complet de manuels à jour pour tous les élèves de primaire en français et mathématiques, mais étant donné que le dispositif de labellisation n'est pas prêt, on nous a dit qu'il n'y aurait pas de financement cette année, ce qui est logique puisque les enseignants ont déjà choisi leurs manuels pour la rentrée prochaine.

Alors qu'on parle beaucoup de la montée du numérique éducatif, comment évolue le marché des manuels scolaires sur supports numériques ?

Il y a eu un pic en 2019 avec les réformes des lycées, puisque quatre conseils régionaux ont basculé pour tout ou partie vers le numérique. Le Grand Est n'a plus acheté de manuels imprimés, l'Île-de-France a imposé le numérique dans la voie professionnelle et a laissé le choix aux lycées généraux et technologiques, et enfin l'Occitanie et la Provence-Alpes-Côte d'Azur ont beaucoup développé les ressources numériques, mais sans arriver à 100%. Depuis ce pic, où l'on a vu la part du chiffre d'affaires de l'édition scolaire numérique par rapport à l'édition scolaire globale passer de 6% à 9%, la part du numérique continue d'augmenter légèrement. Le marché du numérique scolaire, en termes de manuels, se concentre par ailleurs sur le lycée. Il y a un peu de chiffre d'affaires sur le collège, en lien avec diverses expérimentations ou selon le choix de certains enseignants, et il n'y a quasiment rien en primaire. L'imprimé a encore de beaux jours dans les classes. 

› Deux textes à paraître pour accompagner la labellisation des manuels scolaires

Un projet d'arrêté, dont Localtis s'est procuré une copie et qui fait actuellement l'objet d'un examen par le Conseil d'État, précise la procédure de labellisation des manuels scolaires.

La commission chargée de délivrer le label "Éducation nationale" comprendra quinze membres désignés par la ministre de l'Éducation nationale : trois universitaires reconnus pour leur expertise dans le domaine de l'éducation et des didactiques disciplinaires ; six inspecteurs généraux ou territoriaux du premier et du second degré disposant d'une expertise didactique et pédagogique ; six professeurs du premier et du second degré. La commission pourra mettre en place des sous-commissions, composées d'experts universitaires, d'inspecteurs et de professeurs, selon les besoins de chaque campagne de labellisation.

Deux campagnes de labellisation seront conduites chaque année, et des campagnes supplémentaires pourront être ouvertes, notamment à l'occasion du renouvellement d'un programme d'enseignement. À l'issue de chaque campagne de labellisation, la liste des manuels labellisés sera rendue publique. L'attribution du label permettra à l'éditeur de le mentionner explicitement sur les manuels labellisés et d'y apposer un logo officiel.

Cet arrêté complétera un décret, également à paraître, disposant que la mise en œuvre du label garantit "pour un niveau et une discipline ou un domaine d'enseignement, la conformité d'un manuel scolaire aux programmes d'enseignement et sa qualité pédagogique et didactique. Cette dernière est appréciée au regard d'un référentiel élaboré par le Conseil scientifique de l'Éducation nationale (CSEN) et approuvé par le ministre chargé de l'éducation".

Dans une lettre ouverte à Nicole Belloubet, ministre de l'Éducation nationale, plusieurs organisations syndicales (FSU, Unsa éducation, Sgen-CFDT, CGT éduc'action et SUD éducation) se sont exprimées contre la labellisation des manuels scolaires, considérant qu'il s'agit d'"un total manque de confiance pour les enseignantes et les enseignants".