Une proposition de loi sénatoriale pour "sortir la France du piège du narcotrafic"

Dans la droite ligne de leur commission d’enquête, les sénateurs Étienne Blanc et Jérôme Durain viennent de déposer une proposition de loi visant à "sortir la France du piège du narcotrafic". Elle vise singulièrement à renforcer la lutte contre le blanchiment, "mère de toutes les batailles", à réformer en profondeur la procédure pénale et à renforcer la lutte contre la corruption, laquelle menace singulièrement nombre d’administrations et de services publics.

Aide-toi, et le ciel t’aidera. Deux mois seulement après avoir tiré "le constat d’une véritable submersion de la France par le narcotrafic" (voir notre article du 14 mai), les président et rapporteur de la commission d’enquête sénatoriale "sur l’impact du narcotrafic en France", Étienne Blanc (Rhône, LR) et Jérôme Durain (Saône-et-Loire, SER), viennent de déposer une proposition de loi reprenant l’essentiel des 35 recommandations que leur commission avait retenues, lesquelles ambitionnaient singulièrement de "frapper le haut du spectre" pour "ne plus se limiter à des opérations d’ordre public de type ‘place nette’" (voir notre article du 17 avril) et de "structurer l’action des services" concernés. ll est vrai qu’il y a urgence, comme nous le rappelait naguère l’expert Michel Gandilhon (voir notre entretien du 13 mai).

Une organisation de lutte spécialisée

Le texte s’attache en premier lieu à remanier l’organisation de la lutte contre le narcotrafic, "dans le sens d’une plus forte spécialisation". Avec l’ambition d’en faire un "DEA [l’agence américaine] à la française", l’Office anti-stupéfiants (Ofast) serait placé sous la double tutelle des ministres de l’Intérieur et de l’Economie et aurait autorité sur l’ensemble des services qui concourent à l'entrave judiciaire contre les narcotrafiquants – en ce compris les douanes. L’Ofast aurait de même compétence exclusive sur les crimes liés au narcotrafic. Dans la même veine, et sur le modèle du parquet national antiterroriste et du parquet national financier, un parquet national anti-stupéfiants serait créé, chargé "d'incarner, de coordonner et d'animer la lutte judiciaire contre le trafic".

La lutte contre le blanchiment, "mère de toutes les batailles"

Plusieurs dispositions visent ensuite à renforcer l’efficacité de la lutte contre le blanchiment, qualifiée de "mère de toutes les batailles". D’autant qu’elle est vue comme un "gisement potentiel de revenus pour l’État", jugé indispensable pour "mettre les moyens humains, techniques et matériels des services d’enquête et des juridictions au niveau de la menace". Parmi ces dispositions, la possibilité offerte au maire de signaler au préfet un établissement susceptible d’agir comme une "blanchisseuse" en vue de sa fermeture administrative (d’une durée de six mois maximum). Autres mesures, l’instauration d’une "procédure d’injonction pour richesse inexpliquée" – "pour obliger les personnes suspectées de trafic de stupéfiants ou de complicité à s'expliquer sur tout écart manifeste entre leurs revenus et leur train de vie" –, et d’une procédure d’urgence de gel judiciaire des avoirs afin de parer le risque d’un transfert international dans une "juridiction refuge". Le texte prévoit par ailleurs d’étendre les prérogatives des services de renseignement.

Réforme "en profondeur" de la procédure pénale

En nombre, la majorité des articles de la proposition ont trait à la réforme de la procédure pénale, "pour donner enfin aux magistrats les outils juridiques requis". Il faut dire que l’audition par la commission d’enquête de magistrats plus que débordés, et pour tout dire désabusés – "Je crains que nous ne soyons en train de perdre la guerre contre les trafiquants à Marseille", avait notamment déclaré Isabelle Couderc, vice-présidente chargée de la coordination de la section "Jirs criminalité organisée" de l'instruction – avait particulièrement marqué les esprits. Ainsi, le texte entend :

- renforcer l’infraction d’association de malfaiteurs, "en s’inspirant de la législation italienne ‘antimafia’", et sa répression ;

- "garantir la pénalisation de tous ceux qui tentent de recruter des ‘petites mains’ par le biais de réseaux sociaux" ;

- réformer le statut des "repentis", toujours sur le modèle italien, notamment en ouvrant cette faculté aux personnes ayant commis des crimes de sang ;

- créer un "dossier coffre" pour protéger les techniques d’enquête les plus sensibles en évitant la divulgation de leurs caractéristiques techniques lors du contradictoire ; lors de son audition par la commission d’enquête le 9 avril dernier, le ministre de la Justice avait indiqué que des travaux étaient en cours en la matière ;

- revoir les modalités d’infiltration des officiers de police judiciaire ou de douane et de réalisation de "coups d’achat", ou encore clarifier le statut des informateurs et de leurs traitants, afin d’éviter aux intéressés le risque d’être mis en cause en tant que complices du trafic – scenario mis en scène dans le film Bac nord, tiré de faits réels ;

- revoir le régime des nullités pour "éviter la ‘guérilla juridique’ déloyale menée par certains trafiquants du ‘haut du spectre’" (lors de son audition, Isabelle Couderc avait notamment pointé la création par des avocats d’un site "qui recense les cas de nullité") ;

- mettre en œuvre la compétence universelle de la justice française en matière de narcotrafic, singulièrement afin de permettre à la Marine nationale de visiter les navires battant pavillon étranger ;

- pour faire face au phénomène des "mules", particulièrement prégnant outre-mer, instaurer la possibilité d’une "hyper-prolongation" médicale de la garde à vue et la création d’une peine complémentaire d’interdiction de vol afin de "désaturer" certaines lignes aériennes (voir notre article du 31 mai 2021 et l’encadré de notre article du 4 octobre 2022 sur la situation alarmante en Guyane).

La corruption et les intimidations dans le viseur

Autre dispositif d’importance, le texte s’emploie à renforcer la lutte contre la corruption ou contre les intimidations dont les agents des services publics sont susceptibles de faire l’objet.

D’une part, il prévoit la mise en place obligatoire de points de contact de signalements de tels faits "au sein des administrations et des services publics au sein desquels les risques de menace, de corruption ou de trafic d’influence liés à la criminalité organisée revêtent un caractère particulièrement important ou créent un risque d’une particulière gravité". La liste de ces services serait définie par décret. Dans l’exposé des motifs, les sénateurs visent singulièrement "les services portuaires et aéroportuaires", effectivement en première ligne, mais loin d’être les seuls concernés. Lors de son audition par la commission d’enquête, le procureur de la République de Marseille, Nicolas Bessone, avait ainsi estimé que "la bataille contre la corruption de basse intensité est perdue avec l'administration pénitentiaire", relevé "de plus en plus de corruption de fonctionnaires de police" ou encore évoqué le cas de "membres du greffe suspectés de renseigner le crime organisé". "Chaque personne a un prix et les moyens de ces réseaux sont quasiment illimités", avait-il conclu.

D’autre part, le texte prévoit, dans ces mêmes services, la conduite d’enquêtes administratives – les "criblages" – régulières (au moins tous les trois ans). Il renforce par ailleurs les pouvoirs de contrôle des inspections et de l’Agence française anti-corruption.

 

Quel devenir ?

Reste à savoir quel sera le devenir de ce texte. L’actuel ministre de la Justice aurait sans doute pu se l’approprier sans grande difficulté. La proposition sénatoriale est en effet, par de nombreux aspects, fort proche du "plan d’action ambitieux pour renforcer la lutte contre la criminalité organisée et en particulier contre le haut du spectre" que le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti avait en partie dévoilé dans un entretien accordé en avril dernier – il y a un siècle ! – à la Tribune Dimanche et qui prévoyait notamment la création d’un parquet national anticriminalité organisée ou celle d’un "véritable statut du repenti", financé par la confiscation des avoirs criminels. Mais qu’en sera-t-il avec le prochain garde des Sceaux ? Et quid au Parlement, singulièrement à l’Assemblée ? La commission d’enquête émanant du groupe LR, la proposition de loi qui en découle devrait, logiquement, recevoir, le soutien de La Droite républicaine, d’autant que le "pacte législatif d’urgence" récemment proposé par LDR prévoit une loi pour lutter contre le narcotrafic. Mais au-delà ? Si plusieurs dispositions devraient pouvoir faire consensus, il n’est pas certain que la réponse globale ainsi proposée épouse parfaitement les positions des uns et des autres. La dernière conférence du Forum européen pour la sécurité européenne (voir notre article du 28 mars 2024) a montré que si la question des narcotrafics était une source de préoccupation partagée, tous n’entendent pas y apporter les mêmes réponses.